Petit Peuple : Bailinsi : le cloître des destins croisés

L’aventure qui suit a de troublantes analogies avec celle de Liu Zhiyu, le génie des mathématiques qui vient de se faire moine (VdlC 34), plutôt que de jouir de la corne d’abondance que le monde s’apprêtait à déverser sur lui.

C’était en 2006. Avec Li, ami pékinois, nous étions partis en tournée autour de Shijiazhuang, à la recherche de sites, tels la citadelle de Zhengding (dont Xi Jinping, futur maître du pays, fut secrétaire du Parti en ’82), du vieux pont de Zhaozhou de 1400 ans, ou des monts Cangyan, base d’un monastère sur un canyon à pic, envahi de verdure et d’un torrent furieux en contrebas.

Une étape de notre périple était la pagode octogonale de Bailin de 1330 (dynastie Yuan) au lieu dit du Bois des cyprès. Sur place, autour de la gracieuse tour à 7 niveaux, un cloître nous attendait, actif, prospère, bruissant des pas des hôtes, des frères guidant leur marche, ou leur formation spirituelle. Détruit durant les années noires ’60-’70 (comme celui de Longquan à Haidian et comme de centaines d’autres), le sanctuaire venait d’être restauré à sa gloire d’antan, aux frais de l’Etat qui y avait réinstallé cette communauté bouddhiste.

Parcourant ces cours et pavillons chamarrés de pourpre, de fresques et de doré, je fus rejoint par un Li débordant d’enthousiasme, vu la nouvelle qu’il portait. Le prieur du sanctuaire ne serait autre que «Wang Dan», l’étudiant en philosophie, leader au printemps de Pékin en 1989, aux côtés de Wuer’Kaixi, dit le trompe-la-mort, la passionaria Chailing, voire Liu Xiaobo, le petit prof de fac, futur plus célèbre prisonnier du pays et prix Nobel de la Paix.

Après le 4 juin, Wang Dan avait été classé l’un des «ennemis publics». Capturé à Canton alors qu’il tentait de gagner Hong Kong, il avait purgé quatre ans, puis deux autres avant d’être expulsé aux USA à l’aube d’une visite du Président Clinton. La rumeur lui prêtait des études de 3ème cycle entre Harvard et Oxford. Mais Li et d’autres juraient qu’il était de retour, suite à un deal secret avec le régime, pour se retirer dans les ordres à Bailin !

Si Wang était bien devenu à 37 ans le prieur du lieu, c’était un signe irréfutable que le Parti avait décidé, discrètement et sans perdre la face, de tourner cette triste page: de rechercher la réconciliation avec sa société.

A ma prière, un frère nous mena à une salle d’études. Nous n’attendîmes que cinq minutes avant de voir un bonze athlétique, lunetté, nous saluer d’un mince sourire, s’enquérant de l’objet de notre démarche.

La conversation fut brève: « je ne suis pas Wang Dan », coupa-t-il court immédiatement. Quand je sus le fin mot de l’histoire, quelques jours plus tard, la confusion de Li apparut logique. Six ans seulement séparaient les deux hommes. Wang Dan et Shi Minghai -nom du prieur— étaient tous deux des anciens de la faculté de philosophie de Beida. Shi étant né en 1963, Wang en 1969 était un «bizuth» à Beida quand éclatèrent les temps instables. Ce qui ne l’avait pas empêché d’y jouer le rôle fulgurant que l’on sait.

Cet après-midi dans la salle d’étude, le prieur et moi restions comme sonnés, en quête d’un moyen pour sortir de cette situation gênante. Moi, d’avoir provoqué le quiproquo, et lui de se retrouver confronté à un passé auquel il avait depuis belle lurette voulu tourner le dos.

Au passage, la scène éclairait sur l’attitude double et trouble du régime, face à son passé. En rouvrant le cloître et en le finançant, il corrigeait sa persécution des religions 40 ans avant. Mais en privant Wang Dan de sa nationalité et en le bannissant à vie, il persistait à justifier le drame d’une nuit 20 ans en arrière, fantôme aigrissant ses rapports avec sa jeunesse et le monde.

Nous quittâmes Shi Minghai, le priant de nous excuser d’avoir troublé sa sérénité. Le voyant regagner à pas feutrés son univers de repos de l’âme, j’eus l’image fugace de Shi et Wang, ces deux garçons aux destins opposés.

Celui-ci vivait dans un harmonieux confort, pour avoir joué selon les règles. Celui là était exilé, réprouvé pour avoir obéi à sa conscience : deux frères de la pensée, propulsés aux antipodes par leur morale personnelle, chacun cloîtré dans «son coin sous le ciel» (天各一方, Tīan gè yī fāng).

 

 

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