Avec son visage bronzé et son corps rondelet, Liu Baiquan porte à 65 ans tous les signes de la réussite. A la tête du groupe Jianhui à Changping (Canton), il possède cinq hôtels étoilés à Dongguan, et sa villa sur la colline, entretenue par toute une maisonnée, fait l’admiration de la région. Un tel succès lui a valu sans peine sa carte du Parti, sa place de Président de l’Association commerciale de la ville : bref, un des hommes qui font la pluie et le beau temps.
Or, le 15/07, lui advint une aventure comme il en rêvait depuis l’enfance, qui lui vaut à présent la célébrité. Il faut savoir que plus qu’ailleurs en Chine, le Delta des Perles est affligé d’une délinquance effrénée, sous l’effet de l’émergence de fortunes comme celle de Liu, et de l’arrivée de migrants de tout le pays, aux dialectes obscurs et aux clans incontrôlables. Ce soir-là, conduisant sa puissante limousine, avec à bord son fils et son pilote d’hélicoptère, M. Liu surprit deux bandits à moto en train de détrousser une passante : pris de rage incoercible, il pressa le champignon pour leur faire une magistrale queue de poisson.
Manoeuvre réussie : la moto à terre, les voleurs, fuyant pour sauver leur peau, se séparèrent pour mieux semer l’adversaire. Tandis que Liu se chargeait du motocycliste, son fils et le pilote poursuivaient l’acolyte qui portait le sac à main, pour le coincer au pied de la colline.
Mince et bien en jambes, le motocycliste sembla de prime abord avoir toutes ses chances, face au sexagénaire à bout de souffle. Deux villageois rejoignirent sa traque et lui mirent la main au collet, l’homme parvint pourtant à se libérer et même à disparaître, sous les yeux des poursuivants médusés. Une battue à travers les édicules, les bois et les rizières, ne donna rien. Ce furent les cochons qui le trahirent, en grognant pour qu’il leur rende le chemin de leur mangeoire, dans la bauge où il se planquait.
Sous le coup du désespoir, il eut alors une idée lumineuse : se plonger au coeur d’un étang profond. Car faute de savoir nager, nul n’osa plus l’y rejoindre. Il aurait peut-être gagné, sans le dernier coup de poker d’un Liu déloyal, mais qui savait ce qu’il voulait : avec son GSM, il ordonna au pilote d’aller appareiller l’hélicoptère. Dix minutes plus tard, il volait au-dessus de la surface du lac, à un mètre au-dessus du larron marri.
Détail incroyable, durant 20 minutes, le voleur poursuivait la lutte, repoussant la tige de bambou que Liu tendait pour l’inviter à se rendre… Mais le combat était par trop inégal, et la libellule d’acier vrombissant contre ses tempes lui sapait le moral. Il le perdit à jamais vers 19h, quand débarqua la maréchaussée, nantie d’un hors-bord pour arraisonner le détrousseur malchanceux.
Pour son haut fait, Liu en a eu pour son argent. Magazines et chaînes de TV se le ravissent pour chanter dans les chaumières la saga du gentleman-milliardaire-qui-combat-l’ennui-en-pourchassant-le-crime, aux-manettes-de-ses-merveilleux-bolides-high-tech.
Mais en creusant un peu, on devine vite que cette image n’est pas si simple, en fait fort complexe, selon l’angle où l’on se place :
-la tradition l’apparente au noble intègre et incorruptible, «jiàn yì yǒng wèi» (见义勇为) « Voyant son devoir, le faisant avec vaillance » ;
– sa caste des nouveaux riches voit en lui le membre brave et sans état d’âme, qui défend sa fortune les armes à la main ;
– pour l’État paternaliste, il incarne la délation civique, auxiliaire de la justice, du genre qu’il aime donner en exemple aux masses ;
– mais plus d’un citadin ou paysans, spolié et oublié du train de la croissance, doit regretter in petto que la victoire ne soit pas pour une fois dans l’autre camp !
Sommaire N° 29