Fin des années ’80, à 32 ans, Sang Hui était l’image de la réussite : mariée, un enfant de 3 ans, une place de direction dans une usine de machines à coudre à Pékin. Ce succès, elle le devait à de belles études à Canton, suivies d’un recrutement à une université de la capitale, puis dans sa boite au service commercial où elle triomphait vu son bagout et sa bonne mine. Son carnet de commandes ne désemplissait pas, au bonheur de Sun Wukong, le PDG.
Au printemps de cette année-là, Sun la promut, lui confiant les ventes en Chine du Nord-Est, 200 millions d’âmes en mal de vêtements, pour l’export et le marché intérieur.
Pour Sang Hui, la promotion cumulait bien des privilèges (hausse de salaire, chauffeur, appart plus spacieux), sans désavantage : elle n’était pas obligée de s’exiler en province, mais tiendrait, depuis le QG, ses armées de démarcheurs à Harbin, Dalian ou Jilin…
En fait, il y avait bien, de son côté, un hic, un vice caché: après avoir grillé son quota d’un enfant, elle était à nouveau enceinte. Après 10 ans de Révolution Culturelle où l’on avait la liberté d’enfanter, la règle de l’enfant unique venait d’être réintroduite, très impopulaire. Et avec son mari, elle avait décidé de garder l’enfant, en fraude !
Durant un temps, un corset fit illusion. Quand le ventre prit un arrondi dur à celer, elle demanda un congé de « quelques semaines, chez ses parents malades ». La voilà donc chez eux, attendant l’accouchement, se croyant tranquille.
Mais 30 jours après, un Sun Wukong, des mauvais jours, lui fit un SOS désespéré. Ne s’en sortant plus, il la priait de retourner : « OK», dut-elle dire, « je saute dans le prochain train»…
A peine le téléphone reposé, Sang tint avec les parents un conseil de guerre. Ce fut elle qui conçut la ruse. Son père au bras long appela un ami, directeur d’hôpital qui n’avait rien à lui refuser. Le lendemain, elle rappela Sun pour lui conter que «la veille, courant vers son train, elle avait glissé avec sa valise dans l’escalier, se brisant la jambe». Puis elle se rendit au service d’obstétrique de l’hôpital et y accoucha par césarienne d’une mini poupée, vite mise en couveuse pour y finir sa croissance à 7 mois et demi. Et pour valider le pieux mensonge qu’elle débiterait aux visiteurs, on posa un plâtre postiche sur sa fausse fracture : ainsi paré, tout irait bien!
Ce dont elle ne se doutait pas était qu’à Pékin Sun n’en dormait plus, d’avoir laissé sa meilleure vendeuse croupir en un lazaret de cambrousse méridionale. Après deux semaines, bourré de remords, il la rappela pour lui asséner sa «bonne nouvelle»: traversant le pays, une ambulance arriverait demain, pour la ramener à Pékin. Le meilleur hôpital de Chine l’y attendait, qui s’apprêtait à recasser sa fracture mal reboutée, pour rendre à son membre son galbe d’origine.
Dans la chambre, la nouvelle fit écho sur un silence d’abîme- celui de la jeune mère et des grands-parents consternés. C’était la tuile ! Bientôt sa ruse serait exposée, 狐狸尾巴 (húli wěi ba), « la queue de la renarde » sous la robe de courtisane !… Vite, elle s’est faite anesthésier, briser pour de vrai son bon tibia, coller un plâtre cette fois bien trop authentique. Puis après 48 heures de cahots à travers une Chine d’enfer, alors sans autoroute, elle dut subir sa nouvelle opération. Conformément au stratagème initial, son enfant restait chez ses parents…
Le bilan fut un vrai gâchis. Avec sa jambe massacrée, Sang Hui ne put jamais remarcher droit, mais boitant bas, finit par démissionner, la mort dans l’âme. Elle dut attendre 3 ans pour retrouver sa fillette -petite inconnue qui ne la reconnaissait plus – et qu’elle devait présenter partout comme sa «petite nièce adoptée».
Face au désastre, qu’est-ce-que Sang Hui déplore le plus ? Avoir fait cet enfant, ou ce tissu de mensonge ? En fait, ni l’un ni l’autre. Avec force, elle «mange de l’amertume» (chi ku, 吃苦), et assume sans se plaindre cette destinée, sans même accuser la fatalité, pour avoir joué et perdu.
Sommaire N° 28