Petit Peuple : Shaoxing— la passion de laisser trace

En 2000, le retraité He Liang s’ennuyait copieusement, arpentant chaque jour les rues de Shaoxing (capitale du vin jaune, dans le Fujian) suivant des itinéraires qu’il connaissait jusqu’à la nausée, quoiqu’il s’ingéniât à en varier les circuits. À 77 ans, cet homme maigrelet sans histoire, de taille moyenne (1.70), en complet mastic défraîchi, aux besicles globuleuses et aux rares cheveux blancs, se sentait aigrir de saison en saison sous ses rhumatismes qui lui rappelaient sans cesse l’approche du grand repos. Confucéen, il n’avait rien contre la mort, mais regrettait de devoir disparaître sans laisser trace, faute d’avoir fait une quelconque oeuvre dans sa vie.

Il restait quand même en lui une chose vivace : son indignation face aux traces indélicates abandonnées par tout un chacun sur la voie publique. Les pubs placées par des zombies sous les essuie-glace des voitures en plein bouchon, ou dans les mains des passants -papiers qui finissaient invariablement à terre. Les stickers promettant des guérisons miraculeuses du sida et autres maladies vénériennes ; les offres (populaires) de diplômes falsifiés (factures légales, ou licences) ; les annonces collées aux cabines, taguées aux poteaux et arrêts de bus… Autant de bouteilles à la mer pour un chat perdu, un enfant kidnappé, un appart à échanger. Tous ces boutons de fièvre urbaine faisaient pousser au vieux He des soupirs d’exaspération, les traitant de «teignes insupportables ».

Un jour n’y tenant plus, il entreprit d’arracher à la main une affichette, puis une autre, ne s’arrêtant qu’ une fois ses ongles en sang.

Le lendemain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, sans écouter la douleur, il retourna armé d’ un grattoir de peintre et poursuivit sa frénétique ouvrage. Améliorant sa technique, il se munit de brosses et d’une bouteille d’eau pour ramollir le papier.

Aux premiers signes de cette nouvelle passion, Tianping son épouse prit plutôt mal  la chose. Craignant que les voisins ne se moquent, ou que le policier ne vienne lui dire de se mê-ler de ses affaires, elle refusa de l’accompagner dans ses pérégrinations d’illuminé. Mais constatant bientôt la réaction favorable, parfois même enthousiaste des passants, elle conclut que son action était moralement irréprochable: elle se mit à l’aider dans ses opérations, lui conseillant même des trucs de bonne femme, certains détachants pour les stickers les plus vicieux, ou de masquer d’un coup de peinture l’inscription ou le tag offensants, quand tout autre moyen avait été tenté sans succès.

De la sorte en 10 ans, le vieil obstiné a fait disparaître pas moins d’1,3 million d’affichettes, graffitis et tags tout en usant à force de raclage, 20 couteaux et grattoirs, un nombre indéfini de pinceaux et une tonne de peinture. « Chaque soir depuis lors, dit le souriant vieillard, pensant à toute cette vermine éliminée, je ne sens plus la fatigue, seulement la fierté ».

Et comme un bienfait n’est jamais perdu, en mars 2010, la mairie lui a décerné le prix du maire, au nom de sa «persévérance» (十 年如一日, shí nían rú yí rì, « durant 10 ans comme au premier jour »).

La médaille était assortie d’un chèque de 50.000¥: il s’empressa de le refuser, alléguant avec hauteur que « l’amélioration de la ville, dépendait primordialement de celle de la conscience de ses citoyens». C’était un petit péché d’orgueil, mais bien pardonnable au fond. Il avait déjà gagné l’essentiel : un sens à sa vie, avec en prime la considération de ses pairs. Face à tel privilège sans prix, la prime de la ville était négligeable, méprisable, même !

 

 

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