Paysan à Dingdun (Guangxi, près du Vietnam), Liang Shusheng fit en 1989 la découverte qui allait transformer sa vie en trois fulgurantes étapes.
C’était dans une vallée sauvage, sous la falaise au bout de son lopin. Une infractuosité où il se glissa par pure curiosité le fit accéder à une grotte apparemment immense, vu l’écho. Armé d’une torche la fois d’après, il devina des couloirs, des salles, des vertigineux massifs de piliers et colonnes aux voilures délicates, aux charmantes concrétions irisées : trésor de millions d’années de travail de l’eau, à l’abri jusqu’alors de l’action humaine… Tant de beauté fit ressurgir en lui l’expression célèbre de «l’univers magique caché dans la caverne» (别有洞天 Bié yǒu dòng tiā>n).
Gardant tête froide, en bon fermier matois, Liang chercha le profit à tirer de sa grotte. Il le trouva vite. Tout bien considérées, stalactites, stalagmites n’étaient que du calcaire: calcinées, elles donneraient un gypse aussi bon qu’un autre. Il en avait pour des milliers de tonnes, en attente de se faire briser à la masse et enfourner. De quoi bâtir des tas de maisons. A l’aide de ses trois fils, il aplanit le chemin pour qu’y passe sa carriole chargée de pics, pioches, briques réfractaires. Il monta le four dans la 1ère salle : la 1ère étape était lancée, celle de la prédation.
Eût-il atteint le succès commercial, qu’il aurait fait venir du personnel, de la dynamite afin de dévorer toute la montagne par ses entrailles. Mais les Dieux en décidèrent autrement: son méchant plâtre n’étant pas au goût du jour, il finit en 1996 par déposer son bilan. Curieusement, il le fit sans amertume. Sept années vécues dans sa grotte, loin des siens (sous prétexte de protéger son outil de production) avaient déteint sur lui : il ne pouvait plus se sentir bien autre part. Dernièrement, un autre feeling bizarre avait commencé à l’envahir : quelque chose comme du remords, à détruire par le fer et le feu son lieu de vie qui était comme le ventre d’une mère, au silence majestueux, à la chaleur douce et étale. Les puits qu’il y avait forés fournissaient sans mégoter une source inépuisable de l’eau la plus pure du canton. Quand frappait la sécheresse toujours plus fréquente, on venait de loin, puiser son eau par citernes entières, qu’il facturait au seul prix du carburant de sa pompe…
Il ne s’en rendait pas bien compte, mais la grotte était en train de se rendre maîtresse de ses sens, de ses valeurs, de sa vision du monde. Aussi l’abandon du four, de la masse et du massacre, lui convenaient plutôt. Grillant à petit feu l’épargne d’une vie, il se mit à aménager sa caverne, panser ses plaies à vif, la décorer comme un palace. Ce fut la 2de étape, de l’art et du développement durable.
Il aménagea une cuisine digne de ce nom (avec garde-manger, 4 feux, évacuation extérieure, eau courante), 4 chambres, un living en loft, grand comme une galerie des glaces qui donnait (pour la sieste en hamac) sur une terrasse plantée d’essences tropicales-kapokiers, cactus, narcisses. Les concrétions sauvées de l’hécatombe, il les peignit, sculpta et éclaira par spots indirects. Il les nomma à sa guise, Bouddha qui médite, Eléphant qui boit, Grue qui vole… Pour la 1ère fois de sa vie, Liang découvrait que l’art était à tout le monde -même à lui, s’il l’osait. Aujourd’hui, ses économies touchent à leur fin, c’est son seul (léger) souci. Non par peur d’assumer les minces frais de sa vie. Ses fils sont là pour çà, reconnaissants qu’il leur ait légué sa maison, fiers de lui et de ses talents, qui lui portent tous les jours ses légumes, sa viande, sa bière parfois. Mais ayant franchi le cap des 80 ans, notre grison se demande s’il aura le temps de mener à bien les aménagements enthousiasmants qu’il envisage encore…
Au fond, Liang Shusheng vit un bonheur sans ride, comblé, prêt au moment où la mort viendra le prendre. Car en surprenant le regard émerveillé de ses visiteurs, il a découvert que seul parmi tous, il vit comme il l’entend, sans concession au qu’en-dira-t-on: c’est sa 3ème étape, celle du courage de la différence.
Le voilà donc marié avec sa grotte, qui l’a apprivoisé après avoir étanché ses trois soifs successives : celle matérielle, celle philosophique, et enfin la plus rare, celle existentielle, en lui faisant franchir la porte que peu connaissent en ce pays : celle de l’excentricité !
Sommaire N° 20