Passé 60 ans en Chine, on entre dans l’âge craint et honoré à la fois. On devient quasi-ancêtre, au sommet du clan. On a un vrai rôle -aider à élever les petits-enfants. Mais face au monde, il est de bon ton de se montrer atone : passif, tout sauf original, défenseur supposé du conformisme ambiant.
Le problème avec Jiang Heyun, ex-employé public, est qu’avant même sa pension, il a éprouvé le besoin de dynamiter ce modèle, au risque de jouer en son pays le rôle du « Vieux monsieur indigne », indifférent au qu’en-dira-t-on.
Né en 1930, Jiang a fait carrière à la Cie des céréales de Dadukou (Chongqing) ce qui, au fil des décennies, a fini par lui donner un grain. Dès les années ’80, pour combattre le mortel ennui des silos et l’odeur aigre des livres de compte, il s’enticha de la musique stridente et syncopée venus du monde barbare américain, le rock’n roll. C’est au chunjie (Nouvel An) 1987 qu’apparut à la télévision la chanson qui devait changer sa vie: «feu hivernal», de Fei xiang (Taiwan), un des 1ers rock chinois. Dès lors, Jiang se ridiculisait au bureau en hurlant la rengaine d’une voix de fausset et en roulant des hanches, tandis que les collègues pouffaient de rire en découvrant cette voix à la chuān yún lièshí (穿云裂石): aigue à «percer les nuages et exploser les pierres».
Il s’en moquait : dès sa retraite en 1990, il ne fit plus qu’apprendre par coeur tous les derniers tubes, dévalisés aux échoppes de cassettes pirates. Bientôt DJ compétent, il fit des fêtes à la maison, pour ses amis éberlués par ses mélodies hard: d’ un air entendu, «c’est du di-si-ke» (disco), leur disait-il.
L’an 2000 fut pour lui l’occasion d’une autre surprise. Au bureau de son fils Fuzhong, il découvrit l’ordinateur, sa capacité de jouer des images et du son et en amont, l’univers infini de l’internet. Il voulut s’en servir pour écouter ses airs préférés: Fuzhong le lui interdit, au nom de sa réputation. La vraie raison, comme le vieillard le soupçonna, était la jalousie de voir son père s’amuser plus que lui. Nullement déçu, Jiang s’en alla de ce pas vers les magasins d’informatique. Après 2 ans d’épargne, il avait les 5000 yuans exigés pour l’achat de son ordinateur. En prime, les commerçants lui apprirent à surfer, télécharger et même graver des disques. Depuis, il s’est imprimé trois cartons pleins d’une discothèque à thème.
Vers 2005, une nouvelle marotte vint le taquiner – à vrai dire inéluctable, vu la pente qu’il suivait. Ayant découvert un groupe rock de Songjing, son quartier, il se mit à hanter ses répétitions, empruntant tantôt la guitare, tantôt la batterie. A chanter et jouer avec ces jeunes, suivant des doigtés et accords fantaisistes, mais en interprétant son vaste répertoire.
Aujourd’hui, indifférent aux mimiques de sa femme tantôt exaspérée, tantôt émerveillée, Heyun chante toujours à tue-tête et à toute heure. Quand il est déprimé ou pour exprimer sa joie, pour tirer tel ami d’un coup de grippe H1N1 ou pour son anniversaire, au karaoké le vendredi soir.
Car tel est l’aspect le plus plaisant de sa destinée: ses copains, son épouse ont certes pris une claque, et ont du mal à accepter ce rejet frontal de la tradition. Mais pleins d’admiration, reconnaissants de son art, ils se gardent de le renier, et finalement, le prennent comme il est -comme tout son quartier, où il fait figure de célébrité.
Et c’est ainsi que notre vieillard grand, maigre et presque chauve donne une ultime leçon à toute son époque : après une vie entière passée dans le respect d’un ordre social écrasant, il pense avoir payé sa dette et prétend passer son âge d’or comme il l’entend. Il a tout simplement cessé de croire au mythe d’une vieillesse-naufrage inévitable : les années, l’ordre moral n’ont pas su étouffer son indomptable exigence de liberté !
Sommaire N° 40