Ce 12 mai 2008 à midi, comme chaque jour, Wu Jiafang enfourchait sa moto pour se rendre à Mianyang, à l’usine où il travaillait à mi-temps. L’accompagnait Shi Huaqiong, sa femme, coquettement coiffée d’un châle écarlate: elle allait en ville, payer la note de téléphone. Halés par le soleil du Sichuan, ils avaient fière allure, dans tout l’éclat de leurs 45 ans.
Ils l’ignoraient, mais au tournant les attendait le terrible séisme du Sichuan. Dans une épingle à cheveux, la route se mit à onduler, menaçante tel un monstre jurassique. Les vallées montèrent, les collines changèrent de lieu. Des monolithes chutèrent des sommets, brisant tout sur leur course. 120 secondes après, Wu s’ébrouait sain et sauf, égratignures à part. Mais Shi avait rendu son dernier souffle -sa beauté miraculeusement préservée.
Wu eut alors une réaction étrange. Après avoir longtemps crié, seul dans la montagne, il se calma, redressa la dépouille de sa femme, l’attacha sur la moto en position assise, ses bras autour de son ventre à lui, comme si elle vivait encore. C’est dans cette position, qu’il gagna un Mianyang dévasté puis, voyant qu’aucun secours n’était disponible, retourna à Guangping, leur chez-soi.
Là-bas sa ferme avait disparu. Fouillant les décombres, il trouva une scie, un marteau, des planches, de quoi fabriquer un cercueil pour enterrer sa compagne dignement…
A son insu, son morbide équipage à moto avait été saisi par un photographe étranger, «nature demi-morte», scène dramatique qui le rendit célèbre à travers les cinq continents. Les média locaux firent leurs choux gras du simple amour brisé, de la passion de la coquette pour ce garçon travailleur et taciturne, et comment elle avait prié son père de venir lui offrir sa main. Une semaine avant le drame, elle lui promettait, prémonitoire : « si je devais revivre, je te re-choisirais ».
Durant les mois suivants, il reçut pas moins de 16 lettres d’amour de tout le pays, de belles inconnues lui offrant de refaire sa vie avec elles. Seul en son chagrin, Wu n’en faisait nul cas. Jusqu’au jour d’octobre où une femme plus rouée que les autres l’atteignit sur son portable. Liu Rurong était du même âge que lui, et une «païse», native de Chengdu, exilée à Shenzhen, divorcée après une union sans bonheur.
L’histoire ne dit pas comment Liu réussit à obtenir le numéro de téléphone que la TV locale s’était refusée à lui communiquer. Ni comment une fois en ligne, elle sut trouver les mots pour retenir l’attention de Wu, au point d’obtenir de le rappeler tous les jours.
Après 2 semaines (9/11), Wu venait la chercher -à moto- à l’aéroport de Chengdu. Dénuement oblige, c’est à Shenzhen, avec 29 autres couples qu’ils se remarièrent dix jours plus tard. Le manque de faste de ces noces collectives n’empêcha Wu de retrouver son sourire, pour la 1ère fois depuis le cataclysme. Même les parents de Shi bénissaient leur union.
Reséparés depuis, ils travaillent d’arrache pied à leur nouveau projet : la maison. De son patron à Shenzhen, Liu Rurong a obtenu 40.000¥ qu’elle devra payer des années, avant de pouvoir le rejoindre. En pension et en prêt de la banque, Wu a touché près de 20.000¥, qui s’ajoutent aux 6000¥ de la vente de la moto au tout nouveau musée du séisme.
Dans leur esprit, c’est pour Wu Yang, le fils de Wu Jiafang, qu’ils rebâtissent : c’est qu’à 21ans, ce jeune doit lui aussi penser à se marier—la vie continue-, et il aura la tâche plus facile, avec une maison en héritage futur.
Mais cet argument n’est qu’un prétexte. Sur la vraie raison, toute la Chine vibre et glose, car le nouveau coupe a violé la tradition : veuf, Wu devait vivre le reste de sa vie d’amertume et sans plaisir, « cygne solitaire et canard sauvage » (单鹄寡凫 : dān hú guǎ fú ).
Mais Wu fait taire tous les pères la morale, au nom de Shi, son adorée, qui depuis l’au-delà, le veut heureux. Et si le nouveau couple, endetté et séparé, est ni fait ni à faire, qu’à cela ne tienne : plus que l’argent, plus que la bienséance, c’est l’espoir qui fait vivre !
Sommaire N° 4