Comment cette mère sâ²y était prise, en 1970, pour accoucher à lâ²hôpital de Wuxi (Jiangsu) puis fuir comme une voleuse? La cause de lâ²abandon en tout cas était claire: ce quâ²elle venait dâ²engendrer était indésirable, pire quâ²une fille, des jumelles ! Avec à propos mais sans imagination, les infirmières avaient nommé les gamines Dashuang («lâ²aînée ») et Xiaoshuang (la «puînée»).
Après un stage en orphelinat, elles avaient été confiées à deux familles de Qingdao, Shandong. Elles nâ²auraient jamais dû se revoir. Mais têtue, la nature en avait décidé autrement, ponctuant les rencontres fortuites, puis en accélérant le rythme hyperbolique jusquâ²Ã lâ²inévitable fusion à laquelle elles étaient vouées par leur destin génétique.
Chose étrange, inquiétante même: à proprement parler, ces rencontres nâ²en étaient pas, ou plutôt elles en étaient à la manière de lâ²anti-matière : la sÅ“ur absente se rematérialisait chez leur entourage, sous la forme dâ² une confusion des êtres. La 1ère méprise eut lieu à leurs 8 ans. Da-shuang avait changé dâ²Ã©cole. A peine arrivée au nouveau collège de la rue Dingtao, les prof ne cessèrent de la harceler de mots impersonnels, étranges, ratant leur but. En récré dans la cour, un maître en survêtement vint la morigéner: « que fais tu dans ce groupe ⲓ allez, retourne en gym, et que ça saute ». Interdite mais obéissante, elle avait obtempéré. Son instit choquée était alors partie la rechercher Ⲧ
Les maîtres, puis les parents se rendirent compte des sosies parfaits quâ²ils avaient là . Quelques semaines après, « dans lâ²intérêt des mômes », voire pour sâ²Ã©viter les ennuis quâ²apportait toute différence, à cette époque de fin de Révolution Culturelle, ils décidèrent de replonger les jumelles dans un anonymat conformiste. Da et Xiao-shuang furent changées dâ²Ã©cole. Les parents sâ²astreignirent à plusieurs déménagements, pour tarir les bavardages. Le plan réussit à merveille. Les filles avaient oublié jusquâ²Ã lâ²existence de lâ²autre, durant 30 ans…
Jusquâ²au jour, cet été, où la belle sÅ“ur de lâ²aînée voit en pleine rue la cadette, et lâ²accuse dâ²avoir feint de lâ²ignorer en plein grand magasin Liqun. Puis quelques semaines après, un collègue de Guo -son mari, lui affirme lâ²avoir vue la veille au ciné. Le soir il lui demande, pincé, pourquoi elle sâ²est offert ce plaisir seule. Elle soutient mordicus quâ²elle est restée à la maison. Ah lala, il y aurait eu scène de ménage, si on nâ²avait pas lâ²esprit si vif. Xiaoshuang trouve le pot aux roses: si ce nâ²est pas elle, câ²est quâ²il y a une autre, et sâ²il y a une autreⲦ mais bon sang, mais bien sûr !
Le 27 sept. elle a été au journal, au Soir de Qingdao raconter sa saga. Flairant le scoop, les journalistes publient lâ²annonce en grand, priant la ville de dénicher lâ²aiguille dans la meule de foin, pour réunir les filles. Alors, les choses vont vite. A 14h. la belle-sÅ“ur de Dashuang lâ²appelle. Son mari a été en vitesse acheter la copie: câ²est vrai quâ²on dirait elle ! Pleurnichant comme une madeleine, lâ²aînée appelle la rédaction pour annoncer quⲠ«à 15h, une sÅ“ur lui est tombée du ciel». Sâ²ensuit dans Qingdao une course contre la montre, à qui des 2 atteindra le Soir la 1ère. Pour une rare fois insouciante des PV, chacune tanne son mari de griller les feux rouges.
Puis câ²est lâ²embrassade, lâ²Ã©blouissement éclair, les séparés enfin réunis: 无独有偶 wú dú yǒu ǒu («rassembler les séparés, quelle chance»). Câ²est aussi la révélation des formidables similitudes, les mêmes tâches de rousseur, timbre de voix, esprit droit et direct, haine du fer, peur du chat, amour du chienⲦ Seuls malvenus à cette fête: les parents génétiques, que lâ²on prend pour cruels et minables à la fois. Pour ceux là , pas la peine de se joindre aux retrouvailles. Pour Xiao et Da, quoiquâ²ils aient à ratiociner sur leurs raisons dâ²autrefois, la messe est dite !
Sommaire N° 35