Petit Peuple : Qianshe—la jambe dans le formol

Evoquant les malheurs d’un alcoolique, notre aventure de la semaine semble justifier le commandement bouddhiste enjoignant le fidèle de résister aux plaisirs, parce que ces derniers s’avèrent toujours, en fin de compte, source de souffrance, évitables moyennant un brin de sagesse…

C’était un jour d’été 1989 (le 7 août, précisément), à midi, pic de la chaleur. Pour combattre la canicule, Song Weiguo, de Qianshe (Jiangsu) avait bien arrosé son déjeuner. Quelques heures à l’hôpital, les médecins évalueraient à 250 grammes le volume d’alcool dans son sang, à vue de nez quelques litres de bières assaisonnés de verres de Baijiu (gnole de sorgho). Notre paysan repu, avait enfourché sa moto pour pétarader, insouciant, vers Guogao, vaquer à ses affaires. Or voilà qu’à l’entrée de ce chef-lieu de canton, son destin capota contre un tracteur qui venait de décider de faire demi-tour sans prévenir -cela arrive, en Chine. Les réflexes amoindris, l’ivrogne fut incapable d’éviter l’accident. Des dizaines d’heures après, il se réveilla grièvement blessé, surtout à la jambe aux os broyés en pulpe, fracture ouverte et une vilaine surface de derme manquante, râpée par l’asphalte. A l’hôpital Subei de Yangzhou où il avait été admis pour sa 2de intervention, on lui donna « 5 h. à vivre », à moins qu’il n’accepte l’amputation.

Et c’est ainsi qu’un mois plus tard, il sortait cul de jatte, avec fauteuil roulant, béquilles et portée par sa mère en pleurs, dans un sac isotherme… la jambe congelée. Suite à ses suppliques, fermant les yeux sur leur règlement hospitalier qui était formel, les carabins avaient accepté de lui restituer ses restes au lieu de les passer à l’incinérateur. Weiguo avait invoqué sa résolution, faite sur la table d’opération, de vivre le reste de sa vie à réparer sa faute et à avertir les autres saoulards des risques qu’ils prenaient en s’adonnant à leur passion néfaste…

Song Weiguo tint parole, d’une manière si extrême qu’il a aujourd’hui, pour le 20ème anniversaire de l’accident, les honneurs de la presse nationale. Ce 7 août comme tous les autres depuis, le paysan a convoqué dans sa cour ses amis, voisins, et l’équivalent de la Croix bleue locale. Il les a régalé d’un petit banquet (raviolis, poulet aux piments et arachides, salade de tomate au sucre), arrosé de Coca tiède, sodas et thé. Au moment fatal, il a levé le voile cachant le long bocal, et leur a tenu son homélie, toujours la même,sur les méfaits des boissons intoxicantes sans lesquelles il eût aisément contourné ce maudit tracteur: «chers amis buveurs », fait-il avec trémolos dans la voix, « c’est l’heure de jeter aux orties cette habitude mortelle, et de prendre au sérieux le code de la route, évitez mon erreur à moi »…

L’effet est tonique. Quand les invités tentent de penser à autre chose, leur regard est capté par l’affreuse bouteille et son contenu d’esquilles et de lambeaux de chairs décolorées et nécrosées, nageant entre eau et formol… Pour échapper à la scène d’enfer, tous promettent n’importe quoi – et s’y tiennent.

Par cette nouvelle mission salvatrice, Song au moins, a retrouvé un sens à sa vie, et ce qu’il a perdu en membre, il l’a regagné, et au-delà, en dignité. Ce faisant, il a fait une pichenette à la camarde, moyennant un brin d’imagination créatrice : « 苦海无涯,回头是岸  hǎi wú yá, huí tóu shì àn » : au coeur de la mer déchaînée, la sûreté du rivage quoique invisible, n’est jamais loin – juste là, en tournant la tête…

NB1: Song peut avoir une autre raison secrète pour conserver sa jambe : dans sa culture, pour poursuivre son existence dans l’autre monde, il faut se faire enterrer avec son corps aussi complet que le jour de sa naissance.

NB2: quant à la censure, qui inspire évidemment ce genre de papier édifiant, elle milite au changement des esprits : en 2005, la Chine avait 200.000 morts sur ses routes, selon l’OMS -elle n’en avouait que la moitié, et toujours moins depuis. Mais avec un parc automobile en progression de 20%/an, et des chauffeurs à 70% novices, ses chiffres sont invraisemblables. Le pouvoir, qui sait ce qu’il cache, vit un véritable drame. Il est urgent de changer les mentalités !

 

 

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