Petit contremaître dans une usine de cigarettes à Nanchang (Jiangxi), Zhou Daqiang harcelait A-Yu sur son portable, sans même la connaître. Ayant trouvé son numéro par hasard en mars 2009, il la croyait libre de tout engagement. Après onze jours d’appels incessants, semblant capituler, elle accepta de le voir. Ne doutant plus de sa victoire, le Don Juan de pacotille ne s’inquiéta pas trop du moment étrange qu’elle avait choisi pour le rendez vous, en pleine nuit noire dans un parc.
Le lendemain sous la Lune, il la vit -effectivement très belle. Elle lui apprit son nom, et qu’elle était depuis 2008 ingénieur de l’université locale de technologie. Il ne put que remarquer sa froideur distante, la pâleur du teint, et comme un souffle dans sa voix. Enfin, quand elle lui remit sa photo et lui serra la main, il tressaillit en rencontrant ces doigts glacés. Il fallut qu’elle l’invite «à demain, ici, même heure », pour qu’il reprenne confiance.
Au bureau, il ne cessait de contempler la photo quand Fang Ling sa collègue la lui arracha comme par jeu, et s’écria: «comment peux-tu avoir la photo de A-Yu »? « Tu la connais ? », s’étonna-t-il.
«Bien sûr, on était ensemble en fac : c’était la plus belle fille de toute la promotion ». Alors, Daqiang de se rengorger, se vantant qu’elle allait bientôt tomber dans ses bras. « Mais mon pauvre ami, s’écrie Fang Ling, t’es tombé sur la tête -A-Yu est morte il y a un an d’un accident de voiture ». « Comment çà ? », dit le gars désarçonné qui, pour se rassurer, reprend le cliché et regarde : alors, l’inquiétude s’empara de lui, car sur le papier glacé, la fille avait disparu : la photo était blanche !
Alors commença pour lui une période pétrie d’angoisse mal dissimulée. A présent, c’était A-Yu qui appelait, et lui qui posait les lapins aux rendez-vous nocturnes. Ses sommeils étaient tardifs, légers, hantés de cauchemars. Le jour le retrouvait épuisé, incapable de se concentrer sur son travail.
Trois nuits plus tard, alors qu’il rentrait de garde, on frappa à la porte de sa chambrette, dans la résidence des employés. Il était minuit. Zhou voulut allumer, mais alors se produisit un incident inédit : le néon qui servait de lampadaire tomba en panne. Entendant que la porte s’ouvrait, Zhou regretta d’avoir oublié de mettre le loquet. Quelqu’un pénétra, gémissant. Levé en catastrophe de sa couche, Zhou brandit son portable en guise de lampe de poche, et se mit à hurler: visage grimé comme pour un film de série « B », blafarde, terreuse, aux rigoles de sang sur les joues, A-Yu le dévisageait en lui tendant les bras et murmurant des mots ridicules: «Daqiang, sauve moi, j’ai trop froid, dans l’au-delà». Tandis qu’elle ricanait, il s’enfuit en petite tenue, sauta par la fenêtre – et court encore.
L’instant d’après, explique notre source, la lumière revint comme après la fin du spectacle, pour éclairer les complices tordus de rire : A-Yu, son fiancé (car contrairement à ce que croyait Zhou, elle n’était pas seule dans la vie), Fang Ling, la collègue de Zhou ayant fait ses études avec la fausse fantôme.
Le reste n’était que trucages: la pâleur (fond de teint), la main glacée (par un pack congelé), la photo effacée (par un produit chimique, sur la main de Fang Ling). Exaspérée par le harcèlement du bellâtre, A-Yu avait fait appel à ses amis. Les deux femmes avaient dissuadé le fiancé d’infliger à Zhou une correction, remplacé par ce scénario glauque pour punir le « crapaud » d’avoir rêvé à « manger la chair du cygne » (癞蛤蟆 想吃天鹅肉, lài há ma xiǎng chī tiān é ròu).
A notre avis, même si l’attitude du petit cadre était désagréable, la plaisanterie infligée par les trois autres était inutilement cruelle. Elle fait penser à une revanche petite, moins contre le dragueur que contre la fadeur de la vie en province.
Au moins, l’histoire donne une idée de la manière dont le monde chinois imagine l’au-delà, en des termes pas très différent de celui de l’Occident.
Elle est également édifiante, sur la puissance toujours écrasante de la superstition en Chine: résultat décevant, après 60 ans d’éducation socialiste en faveur des lumières. Mais chassez le naturel – il revient au galop !
Sommaire N° 18