Le 15/3/90 à Beigen (Guangxi), Shi Xiuyu, instituteur de 47 ans entama l’oeuvre de sa vie : une copie du 本 草纲目bencaogangmu, ou compendium de materia medica de Li Shizhen, ouvrage de 1596 décrivant les 1882 substances de la pharmacopée antique. Par sa démesure, la tâche avait de quoi décourager les plus intrépides : 1,9M signes,1100 dessins, 11.000 prescriptions et 1346 pages.
Shi dut d’abord refendre des fûts de bambou géant, puis polir ses tablettes avant d’y reporter ses colonnes calligraphiées.
Le 1er soir, il n’en remplit que deux, et en jeta trois pour cause de rature. Puis il dut reproduire l’illustration d’un médecin en robe prenant les pouls d’une patiente. Fin mars enfin, il avait sa 1ère page : 22 plaquettes sans défaut, reliées entre elles d’un cordon de lin.
Insensible à son dos en feu, à son cou roide, aux sourires en biais de ses 2 enfants et aux cris de vieux fou proférées par sa femme, il poursuivit -il faut dire que celle-ci, constatant sa totale détermination, mit vite la main à la pâte, en apprenant à fendre les tablettes.
Pour aboutir, il lui fallut 17 ans, sacrifiant toutes ses nuits et ses temps libres.
Le 29/01/07, dos cassé et yeux myopes, retraité depuis belle lurette (il avait 65 ans), Shi lâcha son 100ème pinceau sur sa 148.000ème plaquettes !
Réaction bien chinoise: enfin libéré, fier de son chef d’oeuvre, il ne fit rien pour le faire connaître. Il fallut qu’une voisine jase, pour que la presse vienne voir.
Mais quitte à sacrifier 17 ans de sa vie, pourquoi ne pas les avoir dédiés à une invention originale, une recherche sur un sujet inexploré ?
[1] Shi voulait peut-être terrasser le mortel ennui de la vie en province, s’offrir une vie virtuelle décalée, un pied au présent, l’autre en un passé savant et altruiste: devenir l’intime de l’auteur, cinq siècles en arrière.
[2] L’instituteur admet avoir voulu régler des comptes avec le système de santé chinois. Par 2 fois en 15 ans, sur son foyer, l’hôpital local incapacité manquant d’expédier ad patres sa mère puis lui-même : pour les sauver, Shi n’avait dû son salut qu’au manuel médical antique, ce qui l’avait décidé à en faire la copie : manière de promouvoir l’antique, et s’inscrire en faux contre le moderne !
[3] Mais en ce pays, on ne se lance pas impunément dans la critique publique. Et quand on le fait, on se retrouve assez vite sans énergie, avec sa révolte canalisée en mode survie. Dans le cas de Shi, cela signifiait copier. Le dissident se faisait conformiste. Sa vertu tenait au courage de ne jamais abandonner. Comme se disait Shi tous les jours devant ses planchettes, «功夫不负有心人» (gong fu bu fu you xin ren) : l’effort ne rebute pas l’homme de qualité !
[4] Dernière réponse à l’énigme: en culture chinoise, copier, loin de tricher, c’est honorer le maître. Shi Xiuyu avait recopié Li Shishen. Qui avait recopié Shennong, autre médecin herboriste situé, selon le mythe, 5000 ans en arrière.
Il se trouve qu’au même moment, peut-être inspiré par le chef-d’oeuvre du petit maître d’ école, la star taiwanaise Jay Chou à son tour, vient de dédier au bencaogangmu un de ses «tubes» -sponsorisé par Motorola. Prouvant qu’en Chine de siècle en siècle, des jalons restent indélébiles au coeur des hommes, toujours plein de saveur, quoique clonés à l’infini !
Sommaire N° 9