Petit Peuple : Junlian : une très vieille dette

Ridée comme une pomme, Huang Jixian n’était que stupéfaction ce 18/10, jour de marché ensoleillé à Junlian (Sichuan) : Zhang Yuming, ami d’enfance, lui faisait la plus grande surprise de sa vie. 60 ans en arrière, en ce terrible hiver 1948, les greniers étaient vides, contrairement aux montagnes qui grouillaient de bandits. Agée de 17 ans, Jixian venait de prêter à Yuming 330kg de millet, sa seule richesse, que son père lui donnait en dot pour son mariage en mai. Le jeune homme les lui avait demandés, pour se lancer dans un commerce à la « Perrette et le pot-au-lait». L’argent du millet paierait des oeufs, des arachides qu’il irait vendre au marché de Yibin, dont il tirerait un stock de sel, denrée rare à Xiao’er, sa vallée natale…En une 20aine de ces rotations, il gagnerait assez pour rendre au printemps les 300kg de grain, et 200 de plus -intérêt et principal.

Mais la vie est pleine d’aléas : au détour d’une forêt, il fut bientôt aux mains de malfrats de grand chemin, qui le soulagèrent séance tenante de son maigre matériel – adieu, oeufs, cacahuètes, sel, fortune ! Le jeune homme malchanceux n’avait plus qu’à se présenter les mains vides devant Jixian et son père qui, grands seigneurs, le tinrent quitte de sa dette…

Puis la terre entière s’embrasa. Vint la révolution, la guerre. Comme tant d’autres, Yuming s’engagea dans l’armée, puis au Parti, mi par espoir, mi pour se nourrir. Il fit carrière classique, comme cadre humble et vertueux: maire de village, préfet cantonal, directeur de l’unité de travail des légumes, avant de prendre sa retraite en 1982. La pension était famélique, 49,5¥ par mois, pour 10 personnes à charge. Mais depuis bien longtemps, Yuming avait en tête un autre souci : retrouver Jixian, rembourser l’emprunt. A plusieurs reprises, il lança ses subordonnés, ses enfants à sa recherche. En vain : toutes les pistes se perdaient dans la nature. Il se résignait et remettait au lendemain.

Jusqu’à 2007, où se produisit le signe du ciel, l’arrachant à sa torpeur. L’hôpital lui diagnostiqua un cancer de l’oesophage. Un miracle des décoctions et des aiguilles le remit sur pied : c’était l’ultime chance, il n’en était que trop conscient. Avec l’énergie du désespoir, il se remit en campagne, posant autour de lui sa question radoteuse, sa lubie. Et à l’été, la chance tourna : un quidam se rappela, Jixian était mariée à Zhang Zhongwei, comptable pensionné, à Junlian. Le lendemain avec un neveu, il partit pour la ville, dernière étape, dernière bataille. Dans la rue animée par le marché, ils demandèrent leur chemin à 1000 personnes. De fil en aiguille, ils sonnèrent à la porte de la mythique prêteuse, jouvencelle de 77 ans. Quand elle ouvrit, d’un geste d’oracle ou de prêtre, il lui remit 500¥ -un par kilo de millet, ainsi qu’une lettre de remerciements. Joyeuse, mais paralysée, Jixian se devait de refuser, selon les convenances. Mais Yuming lui remontra qu’il avait failli passer dans l’autre monde endetté et donc déshonoré. Sauf à lui ôter le sens de toute sa vie, Jixian n’avait pas le choix – le rouge aux joues, le chaud au coeur, elle prit l’argent qui lui brûlait les doigts. A cet instant précis, Yuming sentit le soulagement d’avoir posé son fardeau (如释重负 shì zhòng fù). 60 ans d’endettement prenaient fin : telle la victoire, en chantant, ils lui ouvraient la barrière, vers un au-delà digne et apaisé.

 

 

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