Wu Qingxing eut une adolescence longue, qui, en fait, dure encore : délai incompressible pour le réconcilier avec la vie réelle, au prix d’échecs à répétition, et d’une inévitable marginalisation. Quoique fils de fermier, Wu n’a pas la main verte : dans son jardinet, ses récoltes, quand elles viennent, tiennent à peine dans un petit panier. Idem, à l’école, il a pu passer pour doué, mais moins au collège, et plus du tout à l’université.
Idem, quand vint le temps où l’on s’intéresse aux filles, il resta empoté, rougissant comme pivoine chaque fois qu’il approchait d’elles à moins de 5 mètres : les rarissimes qu’il sut entraîner dans sa chambrette au sol en terre battue, à la pauvre paillasse pour seul mobilier, prirent toutes la fuite comme un seul homme. Et pour se soustraire aux lazzis, Wu raya le beau sexe de ses tablettes, et se concentra sur son intérêt d’enfance : les animaux.
En définitive, Wu était trop humble et doux, rêveur et l’opposé d’un conquérant : inapte au succès, et qui s’en moquait !
De la sorte, en toute inconscience, sous le lourd soleil du Guangdong, il laissa filer ses meilleures années.
Pour gagner sa vie, il s’était doté d’une palanche portant d’un côté ses ustensiles, serviettes, rasoirs, ciseaux, et de l’autre, le brasero chauffe-eau pour les shampoings : Depuis 30 ans, qu’il pleuve, qu’il vente, il va en ville coiffer les gens.
Si vous le voyiez le soir venu compter sa recette, vous seriez surpris(e) de sa maigreur : 3 à 5 ¥ – 40¥ par beau temps. C’est que Wu ne peut s’empêcher de coiffer les gens, exhibant sur son chapeau, non une plume, mais un coq: polychrome magnifique, mais qui effraie. Qu’à cela ne tienne : l’argent du jour est accueilli d’un coeur égal.
Une fois réglé le problème de la survie, Wu Qingxing pouvait aborder celui du monde spirituel : en ’84, il éleva son 1er coq, puis le 2d puis 10 d’affilée. A présent, sa ménagerie comporte 3 chiens, une oie, une pie et bien sûr, son roi-coq, l’orgueil de ses jours, qu’il cajole et nourrit (quand il peut) de viande hachée. De haute lignée, «Roi» en impose, par son silence et sa maîtrise de soi. Même affamé, jamais il ne court vers son bol sous le prétexte minable qu’on vient de le remplir : lentement et comme par dédain, il ne se sustente que lorsqu’il en a décidé ainsi. Intelligent, plein de gratitude, il sautille aux ordres du maître, et garde la maison dans la nuit noire, chantant à pleins poumons, battant des ailes pour faire fuir le rôdeur.
Loin de soupirer au confort d’une vie bourgeoise, des enfants, une épouse, Wu partage avec les siens sa paix joyeuse. Quand il sort, tous lui font fête, les chiens léchant ses pieds et jappant, l’oie cancanant et dan-sant, la pie lui récitant des vers. Fier comme César, du haut du couvre-chef, Roi passe en re-vue les troupes, et ne daigne rien voir.
En chinois, cette union peut se dire 琴瑟和谐 (Qín ce hé xié), «luth et cithare s’accordent à merveille». Car leur bonheur s’apparente moins aux plaisirs de l’humanité moyenne, qu’aux harmonies de la musique, de l’art et de la morale ineffable. Notre « simplet » préfère ses humbles compagnons et leur fidélité infinie, ignorant mensonge ou trahison. Pour autant, il ne s’est pas retiré de la société : il vit à sa marge, et à son service. Donnant ainsi l’image la plus proche d’un sage ayant trouvé la vibration juste, la bande passante exacte du 道dao !
Sommaire N° 31