Tiraillé entre Est et Ouest, le Chinois vit son plus grand malaise conceptuel face à la médecine, dont les traditions héritées d’Ambroise Paré (France, XVI.) et de Su Song (Tang, VII.), sont en conflit frontal.
Dans le corps humain, l’Occident lit une série de fonctions, qu’il prétend guérir (ou opérer) chacune séparée. La Chine pose le primat de l’unicité de l’être, corps et âme liés, exigeant d’être soignés en même temps. L’Europe soigne donc «mécanique» et la Chine, «philosophique». La Chine voit même la médecine comme servante d’un empire cosmogonique, au même titre que justice, astronomie ou religion. Entre ciel et enfer, la Terre -et sa médecine- sont soumise aux règles d’une harmonie unifiante, immuable.
Mais venu du fond des âges, ce type de pensée symbolique prend des rides, au contact des lumières de la science. Trop souvent, il se retrouve pris sur le fait, à proférer des affirmations de type pataphysique, délirantes ou burlesques.
Ainsi, sur la foi du «Précis médical prescrit aux héritiers» (医谱后学必读), paru la 8ème année du règne de Daoguang (Qing, en 1828), le docteur Yan Lengfa de Guangzhou (87 ans) prétend identifier le sexe des bébés à naître, au seul teint anthracite du téton de la future mère: au sein gauche, c’est un garçon, au sein droit, une fille. Ni l’auteur anonyme, ni Yan ne précisent ce qui se passe, si les deux aréoles sont noires, ou de toute autre couleur -bleu marine par exemple, ou rose. Ils n’ont pas plus envisagé les suites d’une erreur de diagnostic toujours possible, alors que des milliers de paysans ne veulent qu’un garçon et pourraient en cas de déception, exprimer une colère incoercible.
Justement, en 2007 à Pékin, Mme Man Aiguo, 46 ans, se mit à éprouver vertiges et nausées, suivis d’une prise de poids qui lui fit soupçonner une grossesse tardive. Mais à la clinique, l’homme de l’art, ayant pris ses deux pouls, la détrompa : elle n’était point gravide, seulement en train de passer la ménopause. La matrone repartit rassurée, le cabas plein de sachets de décoctions destinées à faciliter l’automne de sa maternité.
Mais un semestre plus tard, impossible à cacher davantage «le mal qui explosait aux regards de tous» (zhong mu kui kui, 众目睽睽) : Aiguo était enceinte jusqu’aux dents, sans en avoir le droit, ayant déjà épuisé son quota d’enfant unique. Or, pour l’avortement c’était bien entendu beaucoup trop tard. Face à cet accident, les fonctionnaires du planning familial ne voulurent jamais croire aux explications du couple. Persuadé qu’il l’avait fait exprès, ils prirent une sanction exemplaire : le mari perdit son emploi.
Dans la presse, l’affaire fit du bruit. Les experts s’abritent derrière un brouillard d’arguties visant à exonérer de tout soupçon leur médecine nationale, « en principe infaillible», expliquent-ils, mais qui «requiert des praticiens de haut niveau, et peut mener à des échecs, quand elle est pratiquée par des charlatans »…
Les enfants du docteur Yan, eux, ont été droit à la conclusion qui s’imposait. Le vieux toubib, depuis toujours, rêve de donner à un musée ses 300 ustensiles médicaux antiques et ses 30 manuscrits introuvables. Eux, ont décidé de fourguer tout ce fatras, pour en tirer ce que l’amateur assez fou voudra bien leur en donner.
Par ce geste, ils trahissent la volonté du père, mais retrouvent sans s’en rendre compte, l’âme de la révolution culturelle qui voulait « du passé, faire table rase». C’est le geste classique de rejet de la culture des parents pour retrouver celle des grands parents, une révolte qu’on retrouve en France chez les « beurs » et partout sur Terre, à toutes époques, sur tous continents : à l’Est, rien de nouveau !
Sommaire N° 24