A Xi’aishu (Hebei), comme en beaucoup d’autres villages, il n’y a pas que le blé ou le pré que l’on « fauche », mais aussi les tracteurs et charrettes, les bols et baguettes, les boeufs et moutons, tout le peu que les paysans possèdent est dérobé – par eux-mêmes, entre eux.
« Ce sont les gars de la préfecture d’à côté », claironne le maire Yang Wengong : « nous sommes à la frontière, c’est trop tentant. Une fois le coup fait, ils se replient chez eux – on ne peut pas les poursuivre ».
C’est sans doute vrai, mais ça n’explique pas tout. Au fond, qu’est ce qui pousse un pauvre à en dérober un autre ? Et sur-tout, que peut-on faire ?
Ce genre de questions, Jing Buchun, fermier, se les ressassait depuis sa jeunesse. Il l’avait constaté, les vols avaient lieu à la faveur de la nuit, faute d’éclairage. En 1987, il eut l’idée de rétablir la pratique antique des vigiles : apprivoiser la nuit par des rondes à heure fixe. Tenir le voleur à l’écart avec sa lanterne. Avertir le distrait de boucler sa porte, d’enchaîner son «boeuf de fer»…
Pour quelques 100aines de ¥, il planta au sommet du village un puissant haut-parleur, puis instaura le rite, immuable depuis 20 ans, de parler aux bonnes gens à minuit sonnant, pour les encourager à protéger leurs biens sous la Lune. Harangue suivie d’une marche solitaire de 3 heures à travers les rues et ruelles désertes.
Au début, on ne peut pas dire que son initiative ait ravi tout le monde en cette bourgade de 20.000 âmes. Les insomniaques furent dérangés par ses appels intempestifs. Même si bientôt, la majorité admit « ne plus pouvoir se passer de son appel qui rassure ». Bien des citoyens dérangés par son appel à le suivre dans ses marches, préférèrent leur confort : ils le laissèrent tomber un à un. Sa femme-même, espérant l’arracher à son duel avec les moulins à vent, le traita de vieux fou. C’est qu’outre sa croisade de vigile et son labeur aux champs, Jing devait s’astreindre à 1000 petits jobs tous moins lucratifs les uns que les autres, pour payer les études de ses 4 enfants: il aurait mieux fait, pensait-elle, de s’occuper de ses affaires, et renoncer à un héroïsme qui – tout le monde sait ça – n’apporte que des coups de bâtons.
Au nom de cette vérité, des intrus s’introduirent chez Jing durant sa ronde, pour lui piquer deux poêles à charbon : tentative de dissuasion, qui échoua! Une autre nuit, il prit sur le fait deux larrons à moto, mais eut le dessous : ils l’étrillèrent, le laissèrent pour mort. Depuis, il ne sort plus qu’avec deux lampes de poche- dans l’espoir de faire croire qu’il est n’est pas seul…
Mais rien de tout cela ne peut décourager Jing, le héros d’acier : depuis peu, en plus de ses rondes, il se lève à l’aube, pour balayer sa rue.
Enfin, à l’âge de 62 ans, un miracle est venu : un journaliste, curieux de rencontrer l’altruiste obstiné, a rencontré tout le village, et même sa petite-fille, la seule au fond, qui croie en lui, et l’appelle : « Grand-père, le seul homme, ici !»
Au reporter, Jing a pu confier son rêve secret : que la grand-rue soit enfin éclairée, aménagée, pimpante et humaine. Que le voisinage en conçoive joie et dignité, et perde l’envie de se détrousser. Seulement alors, le vieillard promet de raccrocher ses lampes au râtelier, et de ne plus aller «travailler en tenue d’étoiles et de lune » (披星戴月 pi xing dai yue) : passer ses nuits blanches pour le compte de l’humanité !
Sommaire N° 19