Le jour de ses noces en automne 1942 à Changle (Sichuan), Xu Chaoqing, 16 ans, frotta de l’index la gencive de Liu Guojiang (6 ans): c’était une de ces croyances paysannes, selon laquelle sous le doigt d’une mariée,les dents des enfants poussaient plus vite. Ce que l’ingénue ne soupçonnait pas, est que son geste ravirait à jamais le coeur du bambin.
Dix ans plus tard, son mari décéda. Pour Xu Chaoxing, l’avenir se présentait sous de bien sombres auspices, car qui voudrait désormais d’une veuve, affligée de surcroît de 4 orphelins. Pour survivre, il ne lui restait que la perspective de souillon – du village. Même les beaux-parents l’avaient laissée tomber : elle était seule, désormais !
En fait, pas tout à fait : Liu était là, qui s’offrit à l’aider. Bientôt, il la seconda à la cueillette de champignons et dans le nettoyage des maisons des voisins. Au risque de voir fuser les quolibets des filles de son âge, déçues de le voir dédaigner leurs oeillades -car Liu était plutôt beau garçon. Comme disait Xu amère, «cela jase toujours, devant la porte d’une veuve»
Un jour d’août 1956, Liu eut la chance de sauver un des fils de Xu de la noyade : son geste les libéra. Le soir même, il la demanda en mariage. L’affaire était pourtant dangereuse : le village ne bénirait jamais cette union « ridicule ». En morale confucéenne, l’homme se de-vait d’être « un père » pour sa femme – pas un fils !
Mais qu’avaient-ils à perdre, Liang face à sa passion, Xu face à ses enfants à nourrir? Dans la nuit, ils décampèrent, pour ne plus revenir. Une cabane de haute montagne leur servit de refuge, au milieu d’un bois—le trajet tenait plus de l’escalade que de la marche.
Les 1ères années, la survie fut précaire, basée sur la pêche et la cueillette des baies. Puis ils passèrent à la culture sur brûlis. Liu découvrit des essaims sauvages, dont il alla vendre le miel au marché. Fin des années ’50, ils construisirent leur maison, aux tuiles et briques de leur fabrication.
Ils devaient toujours rester sur leurs gardes, face aux singes qui volaient leur récolte, aux crues rares mais catastrophiques, ou au tigre gîtant non loin de chez eux -par bonheur, il n’eut jamais l’idée de les attaquer, quoique dérangeant leurs nuits de ses feulements.
Ils perdirent un enfant, mais en firent quatre autres -c’est Liu qui à chaque naissance, servit de sage-femme. De la sorte, sans s’en rendre compte, ils traversèrent des décennies d’histoire révolutionnaire – pour eux, ni Grand Bond en avant, ni Printemps de Pékin. Ils créèrent même un record digne du Guinness : 52 ans après, leur escapade durait encore. Pour sécuriser les allers et retours de sa belle, en vingt ans de labeur, Liang avait taillé 6000 marches dans la roche, à la masse et au burin…
En 2006 enfin, leur aventure fut contée dans les journaux, bientôt sacrée «plus belle histoire d’amour de l’année ».
Bonne fille -mais un peu len-te-, la République populaire leur octroya l’électricité. Hélas pour lui, Liu n’eut pas le temps d’en profiter : ce mois de mars, il vient de décéder d’une chute que ni son escalier, ni la lumière publique n’avaient pu prévenir. Aux funérailles, derrière le cercueil, entourée des trois générations nées de leur union, la vieille Xu marmottait « sans toi, comment vivre » ? selon le proverbe 之死靡它 zhi si mi ta, « l’amour jusqu’à la mort » !
Sommaire N° 17