Aux aurores d’une nuit blanche, en septembre 2006 à Shuangmiao (Zhejiang), Li Rifu réveilla sa femme et ses fils, leur servit un bol de zhou (bouillie de riz), avant de les charger à bord de son tricycle à essence. Puis ils s’en furent pétaradant vers Taizhou la grande ville (Zhejiang), direction le garage Geely.
On ne perdit pas de temps -le contrat était prêt depuis des lustres. D’un blanc immaculé, la King-Kong Geely fut avancée. Après inspection, le grossiste-fleuriste tira d’un cabas 63.000¥ (par liasses une à une recomptées), reçut les papiers du véhicule, les clés. Puis tous passèrent à bord – sauf Fenyang, l’aî-né, de corvée pour reconduire la moto au village. Fier comme Artaban, le nouvel aristocrate caracolait au volant de son automobile…
Li réalisait un rêve collectif. Le choix du modèle avait exigé 18 mois de palabres avec le clan entier. Chaque parent avait mis son grain de sel, et craché au bassinet du financement – à charge de revanche. Ils avaient âprement négocié jusqu’à la couleur du véhicule. Li l’aurait voulu noire. Mais ses fils avaient décidé: l’auto serait blanche (teinte 1000 fois plus branchée), ou ne serait pas!
Une fois à bon port, la King-Kong reçut pour 1ère mission d’aller chercher les vivres, puis les convives d’un fastueux ban-quet pour la grande famille : pour fêter l’admission des Li à la classe moyenne.
Puis telle Shéhérazade, la King-Kong fit le miracle qu’on attendait d’elle : marier les fils! Dans les mois qui suivirent, Fenyang (24 ans) conquit Jin Ya, vendeuse chez China Mobile et d’excellente famille : inlassablement, il la trimballa à bord du carrosse, échangea avec elle (à l’arrêt !) les 1ers baisers, soupirs de feu, joues embrasées. Puis il l’épousa en 4ème vitesse, avant de repasser le volant à Xiaopeng, son cadet (22 ans), qui venait de trouver chaussure à son pied et piaffait de courtiser à son tour. Quand la voiture était libre, le père la prenait pour livrer ses gerbes et passer ses commandes : dominant ainsi ses partenaires de la tête et des épaules !
Aussi, comprenez le, ce n’est pas à Li ni à ses enfants qu’il faut aller chanter la chanson de la voiture-catastrophe, de la pollution, de l’ère de l’après-pétrole. Ils vous traiteraient d’hypocrite, ayant eu un siècle pour jouer au roi de la route, avant de prétendre priver la Chine de son joujou motorisé, quand c’est son tour d’en profiter… Que personne n’aille gâter la fête : demain, c’est encore loin…
Hélas, pour Li et pour les siens, demain était moins loin qu’il ne croyait. Trop enivrés par leur nouvelle déesse, le fleuriste et sa femme, depuis des ans, refusaient d’admettre leurs douleurs lancinantes au bas ventre, qu’ils traitaient par le mépris : ce fut pour découvrir, bien tard, qu’ils souffraient tous deux d’un cancer. Pour payer leurs opérations, les chimio, il fallut s’endetter, revendre la voiture … Le cancer de sa femme fut maté, mais celui de Li s’obstine. Une ultime opération est imminente, du genre, cette fois, «ça passe ou ça casse»…
Qu’importe ? Li marche vers le billard, avec la foi qui déplace les montagnes. A l’instar du « boeuf d’argile qui entre dans la mer » (泥牛入海 ni niu ru hai), il risque de s’y perdre. Mais niant le proverbe, il n’a nul doute de sa capacité à remonter la pente, reprendre ses affaires, guérir. Il voit déjà sa prochaine voiture: plus grande, plus chère, l’instrument idéal pour achever son grand-oeuvre, gagner la partie de sa vie entière !
(NB : comme source de cette histoire, merci à Keith Bradsher, du Wall Street Journal).
Sommaire N° 16