D’une main de fée immatérielle, Gu Ya, paysanne de 32 ans du Yunnan traçait des arabesques et losanges, les déformait et les étirait en 3 dimensions à la manière d’un Maurits Cornelis Escher. Ses volutes et frises colonisaient le papier, diaprées, triomphantes, tranquilles, inquiétantes à la fois.
Fin 2006, après 3 ans, avec 1000 dessins en ses cartons, Gu quitta Yiliang son village, pour aller les soumettre à Li Dekun, chef de l’association provinciale de peinture. L’homme de l’art resta muet de saisissement: cela ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. Cà et là, il croyait bien identifier la tête d’un poulet, une récolte, le pont du village. Mais bientôt, l’incertitude déferlait, balayant la supposition: il n’y avait là ni ombres ni couleurs, ni référence aucune à la peinture occidentale, ni à la tradition chinoise. Pourtant, la technique du trait était parfaite, la composition magistrale.
Sur les sources de son talent, Li enquêta-en vain. A son école, Gu Ya n’avait jamais reçu de cours d’art. Jamais elle n’avait tenté de dessiner. Jusqu’à ce beau jour de 2003 où prise de fièvre, elle s’était armée d’un bloc et d’un stylo, pour composer à traits furieux et inspirés, trois jours et trois nuits face à des parents atterrés. Enfin, quand Li questionna davantage, elle se mit à balbutier en un jargon inconnu : l’affaire décidément, dépassait l’entendement !
Appelé à l’aide, l’expert Yang Pinggang descendit de Pékin : son verdict ne fit qu’épaissir le mystère : « en apparence, dit-il, ses dessins respirent l’anarchie. Mais à l’échelon supérieur, les figures sont liées, porteuses d’une logique, d’un message inaccessible faute d’en avoir les clés. Or, le bagage primitif de l’auteur n’aurait jamais pu lui permettre de commettre d‘oeuvres si complexes. Tout se passe comme si une vie supérieure avait annexé son être, « faisant danser ses pieds et ses mains» (手舞足蹈, shou wu zu dao) !
La découverte passionna la Chine. D’autres savants vinrent sonder l’artiste, espérant découvrir le Graal. Ils ne purent qu’enregistrer des heures de son sabir confus… Pour ne pas perdre la face, ils affirmèrent à tout hasard, qu’il recélait des traces d’anglais, japonais, vietnamien et d’esperanto !
En une ultime tentative pour démêler l’embrouille, on fit appel à la presse, à l’internet. Une ligne téléphonique fut ouverte, où des milliers de Chinois y allèrent de leur avis sur ce génial cas de « Da Vinci Code », chez eux en Chine…
Le VdlC craint que tous ne fassent bien des efforts pour se cacher une vérité simple, mais inavouable. Selon Freud, il arrive que l’inconscient prenne le dessus, en cas de névrose, par exemple. Chez un être soumis à une terrible pression, la conduite inconsciente est un dernier recours pour sauvegarder son identité et intégrité.
Or, Gu appartient aux Chinois les plus opprimés. Elle est femme, victime fréquente de discrimination –malgré le slogan maoïste qui prétend lui attribuer « la moitié du ciel ». Elle est paysanne, d’un monde moins éduqué, plus violent qu’à la ville. Et elle est de l’Ouest, région la moins riche et émancipée. D’ordinaire, pour éviter la vie sous cloche qu’on lui réserve, la paysanne fuit à la ville, à l’usine. Gu Ya a trouvé une solution meilleure : elle a inventé un avatar, qui lui permet de vivre dans son monde à elle, à travers l’art.
Dans cette perspective, que la Chine aille chercher des extra-terrestres pour expliquer ce miracle, témoigne de deux besoins inavouables : celui de merveilleux, pour rêver d’une émancipation octroyée par les Martiens, et celui d’éviter l’autocritique, face à son univers autoritaire et matérialiste !
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