Comme souvent au Céleste Empire, l’histoire qui va suivre est à tiroirs, dont les sens se dévoilent doucement, pour nous entraîner dans les arcanes de la famille chinoise. Elle nous révèle 2 ressorts immuables du conflit en Chine : le théâtre (un goût invétéré du bon mot, de la réplique) et la piété filiale, principe antique aujourd’hui bousculé par la mondialisation, avec sa vision du monde mécaniste et fonctionnelle, aux antipodes de la morale confucéenne.
A Xin’an, bourgade proche de Luoyang (Henan), de 1996 à 2000, Zhang Ping’An, commerçant sans talent, avait tapé son père d’un total de 20.000 ¥ : moins pour investir, que pour renflouer ses affaires toujours souffreteuses. Mais pour le père, s’en venait le temps de la retraite et avec lui, l’urgence de payer ses propres créanciers : à ses prières d’abord bonhommes, puis toujours plus inquiètes, Ping’An fit la sourde oreille, jusqu’au jour de l’an 2002 où, pressé par son hôpital de payer ses consultations, le patriarche assigna son fils en justice.
Par la monstruosité créative de sa réponse, Ping’An fut digne d’entrer dans les annales : méritant bien mal son prénom de Paix (平安), il contre-attaqua son géniteur et réclama encore plus que lui, au nom d’un préjudice que personne au monde n’avait encore osé revendiquer. « Dès la petite enfance », osa-t-il, il avait dû éructer cent fois par jour ce mot de pàpa (爸爸) qui lui écorchait la gorge. Tout comme sa femme, astreinte depuis 23 ans à cette humiliation, et depuis 20 ans leur fille, obligée d’appeler le père yèye (爷爷). Or, toute peine méritait salaire ! Au tarif forfaitaire, tout à fait raisonnable d’un ¥ / personne / jour, le père lui devait 35.225 ¥ – pas un de moins!
Le magistrat s’amusa fort de l’étrange démarche. Puis il la démolit d’un trait de pinceau, au nom de son irrecevabilité juridique. L’argument était « 痴人说梦 » (chi ren shuo meng), « du délire éveillé ». Débouté, Ping’An se vit accorder, pour rembourser, 4 ans de délai, assortis d’une astreinte à assurer au père ses repas.
Sortant du prétoire aux 3/4 groggy, Ping’ An sentit une main lui frôler le coude: celle, ridée comme une pomme, du père qui le consolait : « t’en fais pas, Petit… En repas, je coûte plus bien cher, et plus pour longtemps. Pour la dette, t’as qu’à changer ta Santana pour une QQ, et ça le fera… »
«T’inquiète, papa !», répondit l’autre, sans lui préciser que la VW hypothéquée ne valait plus un clou. Il perdait tout, et pourtant, cette perspective le mettait d’humeur bizarrement guillerette. Car elle lui portait l’intuition d’une libération bien inattendue. Le verdict l’enfonçait certes dans ses dettes, mais aussi, effaçait une tare dont il avait été l’inconsciente victime : celle de reporter sur ses parents la responsabilité matérielle de sa vie.
En Occident, souvent, telle dépendance s’estompe au 1er emploi, voire au mariage ou à la paternité. En Chine, sous un système d’éducation autoritaire, la jeunesse garde bien plus tard l’image d’un père écrasant, d’un Etat omnipotent, dont elle dépend entièrement. Elle en tire les conséquences -le maintien tardif d’exigences puériles envers ses parents !
Or à présent, Ping’An, sous la férule du juge, voyait cette porte se refermer. C’était un jeu à qui perd-gagne : libre enfin, à 44 ans, il larguait les amarres : hourra, hourra, la vie commençait là !
Sommaire N° 28