Blog : Tianjin


A  tous les amis lecteurs, connus ou non, SALUT. Merci de revenir, quoique ces derniers temps, je n’aie pu fournir en temps voulu: me maintenir votre confiance, c’est cela, l’amitié !

La surexposition des images de la ville de Tianjin, de ce très bref et intense voyage (moins de 24h) me donne l’impression d’un film ou d’un roman, dont les chapitres ou scènes seraient brouillés, comme un manuscrit dont le bloc de pages serait tombé dans l’escalier, dispersant l’ordre des pages. Et pourtant le thème et le lien de tous ces éléments est évident : 150 ans d’histoire de la Chine entière, et à travers elle, celle de son mariage avec le monde occidental. Un mariage forcé, mais pas moins nécessaire et pas moins fécond – autant que j’en puisse juger, aucun des deux époux ne l’a regretté une seconde, la Chine y trouvant en un siècle les outils, modèles et technologies, les objectifs pour surmonter mille ans de décadence douce, et les pays d’Europe et d’Amérique y goûtant une puissante confrontation de toutes leurs valeurs, ainsi qu’une vie à crédit et leurs propres produits à prix imbattables.  
Cela commence par le défilé de Pierre Cardin sur l’ex-porte-avions soviétique « KIEV », désarmé depuis 1993 suite à la désintégration de l’URSS. Construit en 1970, ce bâtiment de 36000 tonnes de jauge brute et d’une vitesse de pointe de 59km/h (32 nœuds) était  armé à son heure de gloire de 72 missiles, 12 chasseurs bombardiers Yak-38 et une vingtaine d’hélicoptères Kamov 27. Croyant pouvoir le réutiliser dans sa fonction d’origine, la Chine l’avait racheté assez rapidement. Mais elle avait dû vite déchanter, Moscou pas fou ayant pris soin, avant de le livrer, d’en démenteler tout système de navigation ou d’armement. L’acheteur mystérieux, dépité, avait recyclé la ville flottante en parc d’attraction avec hôtel, bars, restaurants, stands de tir, salle de bal et autres musées militaires, susceptible d’héberger toute sorte d’activité décadente, rave party ou sorties d’entreprises entre autres.
Sur la piste du navire, encore encombrée de 4 appareils à vocation décorative, la cinquantaine de mannequins hommes et femmes, blancs, jaunes et noirs chaloupaient vers notre tribune (arrimée au bout de ce plan d’envol, en proue donc) dans leurs costumes coutumiers, aux chatoiements, matités, brillances et allures typiques du couturier parisien lequel, en dépit de ses bientôt 89 ans, était présent et applaudi – bon pied bon oeil
.

Un effort remarquable avait été déployé pour assurer ce défilé dans de bonnes conditions techniques en dépit d’une situation ingrate : en pleine  nuit et en plein air, à 25m de distance du public, avec en prime un fort vent de mer. La piste était bien sûr vivement éclairée de projecteurs qui balayaient aussi la tour de contrôle du porte-avions d’un halo bleu-vert d’abord (symbole de guerre), rouge-fuchsia ensuite, pour suggérer la paix.  La sono tonitruait un peu – juste ce qu’il fallait pour dépasser le bruit du vent : musiques techno d’abord, de film ensuite. Le trait de génie de l’organisation tenait à ces deux cubes géants de lumière à gauche et à droite de la piste, qui diffusèrent les images des mannequins en cours de progression, ou bien des détails de leur corps ou de leur tenue, sorte de loupe géante permettant de relayer et soutenir l’œil humain, tandis que pas moins de 3 équipes de TV captaient les images, sélectionnées par une régie.

Mais avant le défilé, les premières images diffusées furent de vieilles images de guerre, batailles navales, obus largués d’avion et autres scènes morbides. Suite à quoi les premiers mannequins, garçons en majorité portaient des tenues dérivées de la tenue de combat, portant tous en main ce signe de ralliement des années hippie, cercle renfermant trois barres en patte d’oie, sigle universel du combat anti-nucléaire des grandes messes du rock et du pop (île de White, Woodstock) : ce qui illustrait le titre de la présentation de Pierre Cardin, « a carrier for peace ».

Curieuse idée, par les temps qui courent. Idée peut-être de Fang Fang, auteur depuis de  longues années des défilés Cardin. Mais j’imagine, surtout le fruit de l’imagination d’un vieil homme milliardaire, pouvant se permettre, au crépuscule de son existence, de promouvoir ses valeurs morales, son message philosophique. En l’occurrence, Pierre Cardin déteste et s’inquiète de ces guerres qui couvent à travers le monde arabe, ces tensions partout perceptibles de la Chine à l’Europe en passant par le Japon et l’Amérique. Tout en présentant sa collection, il préférait offrir à l’univers un petit clin d’œil, une naïve piqûre de rappel des mots d’ordre de la jeunesse qui triomphait lors de ses 40 ans, celle de Bob Dylan ou de Joan Baez, « make love not war ».

Je garde de cette soirée l’image d’un show invraisemblable, où les filles se retrouvèrent souvent la robe (jupe ou les voiles), entièrement retournée par le vent, la casquette envolée, et comme penaudes d’avoir exhibé plus que prévu de leurs jolies gambettes. Le contraste entre ce froid matériel de guerre et ces gars et ces filles aux chatoyants  atours, faisait décadent,  et cela me semblait être à dessein,  comme pour imposer au public le rappel des contradictions de son mode de vie, et de celles des pouvoirs politiques gérant leurs existences.

On peut d’ailleurs s’étonner que la Chine ait toléré un événement public au titre si sensible. Mais de toute évidence, la stature de Pierre Cardin et ses contacts, et la présence de son empire en Chine  depuis 32 ans, à Tianjin notamment, lui ont assuré au fil des ans de solides contacts, permettant aux autorités d’autoriser sans aller « chercher la petite bête ».

————

à l’hôtel Astor, relique du passé mi colonial-mi-féodal

Une heure plus tard, nous nous retrouvâmes à l’hôtel Astor, un des établissements de très haut vol de cette ville de Tianjin, au Centre ville de Tianjin – site tout juste rénové datant de 1860 : quel plaisir, et quelle beauté !

L’hôtel comporte notamment une étonnante salle des années 30, aux lampadaires et colonnes de stuc doré, au tapis et aux plafonds d’une seule pièce, se répondant suivant des thèmes plus géomanciens que rococo. Un certain nombre de suites remarquables s’y trouvent, comme celle de Sun Yatsen, qui y avait à plusieurs reprises résidé. Un luxe de bon goût, un souci du détail et de l’exactitude historique  semble avoir présidé à la restauration, confiée à l‘étranger. Dans les sous-sols où durant un siècle, l’Astor lava ses draps et pétrit ses croissants et son pain, un petit musée a été monté, plein d’émotions et de riches souvenirs tirés de ses archives et de son histoire.

Tout un inventaire d’objets surannés nous y attendaient, bien répertoriés et expliqués, sauvés du naufrage de 150 ans d’histoire troublée : livres en allemand gothique, fers à repasser les cols des chemises, meubles victoriens tel ce canapé débarqué d’Angleterre en 1868, ampoules et isolateurs électriques parmi les premiers qu’aient connu cette planète…  à travers le prisme de ces humbles souvenirs, Tianjin semble avoir connu un développement fastueux et avoir prospéré des guerres de l’opium, de l’afflux des étrangers. Ces événements étaient désastreux pour l’empire moribond. Ils créèrent les concessions internationales au bord de la rivière Hai : l’anglaise d’abord, suivie de la française et de l’américaine… 9 pays au total, dont la Russie, les Etats-Unis, le Brésil, la Belgique, l’Italie ou le Japon qui devait par la suite si mal s’y comporter. Dans la Concession britannique, un clergyman anglais nommé « Innocent » (un nom d’emprunt, peut on supposer, du genre que l’on prend en quittant son pays pour ne point y revenir) avait acheté la parcelle de terrain n°29 au bord du fleuve, et y avait installé une église, avec sur ses flancs une école, un hôtel, un entrepôt  et un débarcadère. Quoique les murs en soient de boue séchée, le site était stratégique : très bientôt, il abritait aussi plusieurs consulats, dont celui des Etats-Unis et du Royaume-Uni. 50 ans plus tard, l’hôtel était reconstruit et agrandi, cette fois en dur, avec le marbre, les bois précieux, le téléphone et le chauffage central d’Europe et d’Amérique.

Succédant au bon père anglican, un homme d’exception prenait le relais à la tête de l’hôtel, un Irlandais du nom de o’Hara qui allait accompagner le développement de l’établissement au renom légendaire. Parmi les célébrités de l’Astor,  s’y succédèrent le Président Hoover, Sun Yatsen, Chiang Kaichek, Charlie Chaplin aussi, ainsi que Mei Lanfang, légendaire chanteur d’opéra chinois et Pu Yi, le dernier empereur, qui y dansait le Tango avec Wang Rong, ou sa favorite.

A l’aube de la seconde guerre mondiale, la ville avait grandi autant que Shanghai. Ses banques, ses usines, ses trams et chemins de fer faisaient l’admiration du pays, ainsi que Nankai, son université dans les langes. Puis la guerre imposée par le Japon, brisait l’élan. O’hara se retrouvait en camp de prisonniers, pour en sortir en ’45, le temps de remonter l’hôtel dilapidé par les forces d’occupations (qui l’avaient rebaptisé «Hotel Asia »). La guerre de libération donnait le coup de grâce à son entreprise. En 1952, dernière année, il ne comptait que deux clients seulement, suite à quoi o’Hara remettait les clés au pouvoir révolutionnaire qui ne lui laissait que de quoi prendre le bateau pour la Nouvelle Zélande, où il passerait ses dix dernières années dans une nécessité proche de l’indigence, tandis que son hôtel renommé « Tianjin » perdait tout lustre et toute réputation, s’endormant dans ses murs pour un demi-siècle, comme toute la ville.

Depuis les années ’90, Tianjin remonte la pente. Un peu comme Shanghai, il regagne en industries, et sa fonction de port et de zone industrielle le rend indispensable, pôle au cœur du golfe de Bohai et de mer Jaune, incontournable pour les investissement de la Corée et du Japon, et pour l’exportation de toute la Chine du Nord. Entre temps, la ville a beaucoup démoli et peu réhabilité, de ses concessions dont elle prétendre avoir honte. Aux alentours, elle a bâti ses villes satellites entre lacs et lagune, sur les marécages entre terre et mer.  Les plus grands architectes du monde ont été invités à venir gâcher leur part de béton. Le soir, ce Tianjin nouveau, tout d’ombre et de lumière ne manque pas d’allure, avec sa dentelure d’édifices anciens de styles variés européens et de tours futuristes faisant penser aux cités obscures des BD de nos 20 ans. Justement, une dernière cité est en construction dans cette métropole démiurge hantée de vibrations et de halètements de forgerons et de charpentiers géants : une joint venture sino-singapourienne d’architecture durable, faite pour économiser l’énergie : 350.000 habitants prévus, investissement de 6 milliards de dollars avec six groupes multinationaux à la clé…

 (A propos de « charpentier », je donne ici un petit coup de chapeau à Li Ruihuan, le compagnon de Deng, qui fut longtemps patron de cette ville, et qui portait le sobriquet de cet humble métier ; ainsi qu’à Zhou Enlai, le révolutionnaire bourgeois, qui en était originaire).

En fin de compte,  entre révolution et incursions semi-coloniales, Tianjin porte une histoire qui cristallise celle du pays entier, comme un camée qu’on porterait en scapulaire.  Comme Shanghai, Tianjin elle avait tout pour devenir une reine de l’Asie, plus belle et fortunée que Hong Kong ou le Japon entier (lesquels en furent en quelque sorte un produit de substitution). Le socialisme et Mao les détruisirent.  L’histoire fut à la fois changée, et détournée. Les destinées de millions de gens en furent détruites.  Et à présent, elle redémarre et recommence à vivre, plus riche que libre et pas vraiment libérée et imaginative : faisant ses gammes, et attendant son heure.

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
0/5
14 de Votes
Publier un commentaire
  1. BALAVOINE

    Sacré personnage ce Monsieur Cardin… une traversée de siècle sans une ride, juste l’envol de ses modèles indémodables!

    et surtout bravo à Fang Fang, extraordinaire organisatrice d’après ce que je lis… chapeau bas!

    Biz Mine

  2. Marie France

    Merci Eric de ces textes qui nous relient encore avec ce pays:

     bonjour à Toi et à Brigitte

    Amitié de Casablanca

Ecrire un commentaire