Bonjour,
et mille excuses à vous tous, fidèles lecteurs, de vous avoir laissés "en plan" comme cela, depuis plus d’un mois, entre le baisser de rideau à Pékin et notre départ pour la France.
Nous étions pris à la gorge par le temps, garrotés par les départs de tous les amis qui quittent la Chine cet été, industriels, enseignants, diplomates désormais frappés du typique "mal à la Chine". Nous étions surtout étranglés par le travail. Parmi les tâches figuraient
-des articles pour les journaux et la radio, suite au soulèvement des Ouïghours à Urumqi,
-un numéro double du "Vent de la chine" (pour faire pardonner à nos abonnés l’extinction de notre lettre durant 5 semaines),
-notre étude en anglais sur la Chine et le changement climatique, 202 pages d’analyse de référence sur la position chinoise, aujourd’hui encore secrète, à la conférence de Copenhague en décembre : comment Pékin entend coopérer avec le monde contre le réchauffement global…
-dès que j’avais le temps, je travaillais à "Tibet-dernier cri", le manuscrit de mon prochain livre, et
-nous préparions aussi l’envol d’Héloïse, notre audacieuse oiselle, hors du nid pékinois vers Lille et l’Ieseg, son école de commerce.
C’est clair, nous n’avons pas chômé, ces mois passés.
Et puis nous arrivons à Bordeaux, dans un décor en bleu et gris. Le bleu du ciel éclatant (enfin, souvent), le gris des funérailles de ma chère belle mère, décédée 48 heures avant notre envol.
Une si belle ville
Dieu, que Bordeaux est belle, avec ses façades en pierre jaune ravalées, ses magnifiques allées, ses portails baroques, ses frontons 18ème siècle aux grandes et hautes fenêtres à petits carreaux. Le tram sillonne la ville et la désenclave. Les quais de la Garonne ont été nettoyés -on y danse, les nuits d’été. Les entrepots du port ont été réhabilités en lieux de travail ou de plaisance. C’est une ville-chateau.
Pour qui a le portefeuille bien nanti, les restaurants regorgent de mets inventifs, raffinés, bien présentés. On aurait du mal à deviner le mal-être, la rudesse ou l’arrogance embusquée parmi cette société, la souffrance et les incertitudes sur l’avenir.
Justement, nous étions hier dans la galerie commerçante du Carrefour de Mérignac, espace magnifiquement fourni en boutiques de mode. Les soldes étaient officiellement terminées depuis 3 jours, mais nous n’avons eu aucune difficulté à acheter de quoi compléter le fonds chinois de notre garde-robe. Il y avait même le jour-même de nouvelles démarques, les plus fortes de toutes. Tant la pression était forte de vendre et faire tourner les stocks.
T’ite krampouze
Dans la galerie, une brasserie affichait sur son ardoise ce plat du jour au titre insolite : "t’ite krampouze". J’ai poussé un franc éclat de rire, puis tout en essayant vestes et chandails, réfléchi un brin. Le terme m’interpellait moins par son innocente provocation, signifiant (pour ceux qui n’auraient compris) l’extase, "le petit cri" de Marguerite Duras, que le changement d’époque et de culture. Il glorifiait en toute innocence ce qui était caché 23 ans plus tôt, lors de mon départ pour la Chine. Le terme était alors considéré obscène, réservé à un monde d’hommes, à l’univers machiste des corps de garde. Entretemps la crampe était devenue "petite" (ou plutôt "t’ite"), et s’était encore réduite par le suffixe "ouze", comme pour renforcer légitimité boulevardière, chaplinesque du charme canaille. La France avait changé, en s’appropriant un plaisir banalisé. Mais comme par hasard, à mesure qu’elle jouïssait davantage, la France produisait moins. Soudain me vint l’intuition que c’était l’inverse qui s’était produit : puisque l’économie nous échappait, s’effilochait en fuite vers la Chine et les pays émergents, les gens pouvaient se réfugier dans l’exultation des corps, chose qui meuble l’existence et qui ne coûte rien. L’érotisation sociale, surtout de la jeunesse, portait ainsi un sens économique, celui de donner un sens minimaliste, mais précieux quand même à l’existence, sans bourse délier.
Mais elle en portait un second, plus inquiétant voire morbide. "T’ite krampouze", l’orgasme que certains appellent "petite mort", s’obtient par le "jeu du foulard", où le "joueur" se pend pour obtenir l’extase, quitte à se libérer au moment ultime, dans un effort de conscience et d’énergie vitale. Ou bien se rate et expire. Au moment des guerres ou des grandes catastrophes, une humanité soudainement en danger se jette dans le sexe : comme par effort désespéré de répendre sa semence, fertiliser la planète, assurer la souche vitale de demain. C’est ce vent-là que je sens sur Bordeaux, la France aujourd’hui, après deux ans d’absence. Désespoir teinté d’humour, de scepticisme et parfois, d’explosions de rage.
L’espoir est derrière la tête
Allons un peu plus loin : imaginons que tous les peuples, avant d’appartenir à leur nation, dépendent de la planète, qui réagit avec une intelligence propre, invisibleà nos yeux mais à laquelle nous somme soumis, et qui régit nos actions. Imaginons que face à des problèmes comme le réchauffement global ou le Sida, le racisme ou la capacité croissante des hommes à s’anéantir, la planète n’ait d’autres solutions que de "mondialiser", c’est à dire de forcer les continents à négocier et à s’ouvrir entre eux. Or ceci ne peut se faire sans préalablement rapprocher les niveaux de vie, donc freiner le développement des pays les plus riches pour accélérer celui des plus pauvres. Et bien, c’est exactement ce qui est en train de se produire sous nos yeux, partout sur Terre, de Chine à France et de Brésil à Amérique. Et voilà pourquoi une génération d’Européens ou d’Américains ou de Japonais est sacrifiée aujourd’hui, condamnée à une semi-oisiveté et à l’érosion de sa prospérité, perdant les rênes de l’univers et la course au pouvoir. Condamnée à jouir. Forçant le patron de la brasserie à rebaptiser son omelette aux piments sous ce titre graveleux et racoleur, "t’ite krampouze".
Dans ces conditions, ce qui arrive à Bordeaux, à la France, au monde riche n’est pas forcément si catastrophique. Une période de gel nous est imposée. Au monopoly, ce seraient la prison dans laquelle on tombe et où l’on passe trois fois son tour. Mais durant ce temps, une mission nous reste : celle de nous développer de l’intérieur, non vers la richesse ni le pouvoir, mais vers la quête du sens de l’existence, sans lequel personne, riche ou pauvre, ne peut pleinement vivre. Ce sera une période austère qui forcera nos enfants à rétablir entre eux (entre voisins, entre communautés) le dialogue rompu par la course à l’argent, la solidarité et l’entraide. Nous serons peut-être un peu moins riches, mais en 30 ans de prospérité, les maisons ont été équipées au chauffage central, les villes ont été embellies et organisées avec de nombreux filets de protection sociale : leur cadre est déormais prêt à les aider dans cette longue marche. En fin de compte, je ne vois plus de menace de fin du monde. Derrière l’ultime petite crampe, se cache une nouvelle phase de notre vie à tous, inconnue, mais dont nous savons déjà qu’elle sera plus scrupuleuse des sens de l’existence, des harmonies, moins axée sur le matériel et la course aux puissances : la fin, peut-être, d’un moyen-âge que nous vivions sans nous en rendre compte !
Voilà ce que m’inspire le retour au pays, après deux ans d’absence. Ce que j’ai vois, est comme dans un film tragi-comique, avec montée dramatique, d’abord un humour, qui cache un désespoir, lequel s’avère un malentendu et s’évanouit finalement pour laisser place à un message d’espoir : à bientôt – et s’il vous plait, laissez un petit mot, rien qu’un petit "coucou", "bonjour", "ciao" estival
A bientôt !
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jeanne
28 août 2009 à 16:47Bonjour le Vent
Très en retard, j’ai lu ce billet qui se termine par une dose d’humour et d’optimisme…
Comme j’ai aussi lu tous les commentaires, je ne peux ajouter rien de mieux.
Bonnes saisons à venir pour le VENT
annie
25 août 2009 à 00:15Super , le vent de la chine souffle de nouveau même si cela signifie la fin des vacances et de retour de l’hiver avec son lot d’incertitudes et de changements . SOYONS ZEN
Victor Krel
27 août 2009 à 12:38Merci, pour ce message et pour les autres bouffées d’optimisme, de poésie, de douce ironie dont vous émaillez notre quotidien pékinois et qui résonnent si fort avec notre vie ici.
Dans un monde idéal, nous suivrions la voie que vous décrivez ci-dessus. Dans le monde réel, je nous vois à la veille d’un combat entre ceux qui s’accrocheront à leurs écrans plasma pas chers, à leurs souvenirs d’une jeunesse prospère et point trop active et ceux qui préparent le monde de demain. Les premiers ne tolèreront pas de se voir rattraper par les pays émergents, crachent sur l’harmonisation qui est un objectif en soi pour les seconds, une étape indispensable vers une terre globale, pacifique, perenne.
La tentation de se recroqueviller, de rejeter la relative perte de confort matériel qui nous attend probablement sur l’extérieur sera forte, nourrie de conflits autour de la maîtrise des ressources naturelles. Certains partis nauséabonds en profiteront sans doute.
Nous sommes à un point de bascule. Les jeux ne sont pas faits.
Hélène Blondel
13 août 2009 à 13:23Coucou.
Pensées particulières à Brigitte lors de votre deuil.
Bonne chance à Héloïse pour sa nouvelle vie.
Malentendus … qui débouchent sur l’espoir – profitez donc bien du retour au pays !
A bientôt, peut-être.
Amaury
18 août 2009 à 20:42Un petit message a la suite de la lecture de ce superbe article comme d’habitude.
Mais surtout un message pour vous dire, après un si long silence, que je ne vous oublie pas et que dans toutes les aventures que j’ai vécues depuis mon départ du nid pékinois, j’emporte partout un petit peu de tout ce que j’ai appris à vos coté.
En espérant revenir à Pékin et déguster ensemble un bon curry vert comme nous avions l’hébitude de la faire, je vous embrasse.
Amaury
Guillaume
10 août 2009 à 00:42Vision très positive des choses.
J’aime ! Comme d’habitude. Effectivement comme celà a été souligné, depuis la crise, la consommation de préservatif a… explosé. Bonne illustration de ce qui est dit ici.
Toutefois, on oublie que ces pays qui montent font les mêmes erreurs voir pire que nous avont fait. Que ce systême clairement féodalisé dans lquel nous vivons n’est absolument pas en train de changer mais de se généraliser et de se durcir.
Il est vrai que nos maitres se sont mis en position de faiblesse pour quelque temps mais on est tous à un niveau de faiblesse spirituel et réel qu’ils risquent de s’en sortir à très bon compte…
Novus Ordo Seclorum. Annuit Coeptis.
Lepage Robert
10 août 2009 à 13:52Tout simplement merci pour vos articles Monsieur Meyer !
Bonne journée
Un amoureux de la Chine
Robert
Michel Langlois
11 août 2009 à 23:05Bonjour Éric Meyer,
J’aime beaucoup ton blogue du 30 juillet .Tu ravives toujours l »espoir que ce soit en personne ou par tes écrits. Enthousiaste(le mot est faible) , oui mais surtout d’une grande humanité. La nouvelle solidarité dont tu parles je la vis à Québec aujourd’hui mème. Ici, il existe un réseau qui s’appelle l’Accorderie( un autre mot inventé par ces saprés cousins Québécois!) qui a pour mission d’offrir des services de troc. Un comptable peut échanger une heure de son temps contre le travail d’une heure également d’ un plombier qui en fait autant. Il y a 700 membres de tous les horizons et mille talents à troquer. Intéressant, n’est-il pas?
Désolé pour la mére de Brigitte et mes sincères condolances.
Je crois que je vais devenir fidèle à ton blogue!
Michel
mandarine
3 août 2009 à 22:22Oui, un coucou, un hello, un buongiorno! Et mille pensées entourantes. Peine, repos, retrouvailles, enfants et été, prenez tranquillement le temps de tout. Take care and let’s keep in touch,la bande des YEPAQA.
Bertrand
3 août 2009 à 18:52Merci Eric pour ce regard « expatrié »
Dans un pays où les ouvriers doivent placer des charges explosives dans leur usine pour attirer l’attention et tenter de négocier de meilleurs primes de licenciement ; où dans le même temps, le ministère de la culture dépense 2 millions d’euros pour financer un concert gratuit de Johnny Hallyday (dont 500 000 pour le chanteur qui est expatrié en Suisse…) sous les applaudissements d’un peuple béa… bref, dans ce pays, aujourd’hui, un oeil extérieur est toujours le bienvenu pour nous permettre de nous éloigner et percevoir peut-être des indices qui nous aideraient à comprendre un peu cette époque qui se cherche…
La réponse est-elle dans les chansons de