Des coteaux âpres recouverts de forêts d’azalées pourpres en fleurs (fin avril) et de pins, aux cimes découpées dans le lointain, chapeautées de leurs neiges éternelles ; des successions de prairies, lacs et marais aux roseaux et ajoncs où paissent depuis des millénaires, pataugeant dans l’eau jusqu’à l’encolure brebis, chèvres, buffles et yaks aux poils si longs, tâches de blanc, roux et noir dans la verdure ; çà et là quelques fermes de bois concentrées les unes contre les autres comme pour mieux se défendre : c’est la mythique vallée de Shangri-la, issue du best-seller d’avant-guerre « Lost Horizon » de James Hilton, qui la dépeignait dans les Himalaya, en Chine, aujourd’hui matérialisée au nord du Yunnan, en Chine populaire.
C’est donc avant tout cette succession de paysages de rêve, sans la moindre industrie ni pollution dans l’air, et la lumière toujours vive de 3200m d’altitude. Des lacs, tels le Bita ou le Napa sont restés inchangés, en des espaces si vastes et si riches en biodiversité que la réserve de nationale de Pudacuo, la plus grande du pays, compte 1300km², 20% de la faune chinoise, 30% de sa flore et 100% de toutes ses espèces menacées. On y trouve donc de tout : écureuils et marmottes, renards et loups (nous rencontrons les carcasses de quatre jeunes yaks au bord du lac, égorgés quelques nuits plus tôt), ours, aigles, et à profusion, les vautours géants, gras à lard de par leur métier de fossoyeurs des fidèles bouddhistes, lors des funérailles, dans le cadre de la cérémonie dite du « Tianzang » ou « sépulture éolienne ». Créé 3 ans plus tôt, Pudacuo est d’ailleurs le premier parc à avoir reçu l’agrément de l’association des parcs mondiaux – grâce à un sérieux soutien logistique des Etats-Unis. La région ne manque pas de merveilles naturelles, comme cet ensemble de vasques de tuf naturel à Baishuitai, créées au fil des millénaires par écoulement d’eau riche en calcaire. Le site est d’ailleurs le berceau de la culture Naxi, une ethnie minoritaire qui se partage le territoire avec les Yi et surtout les tibétains, lesquels comptent 80% de la population.
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Le monastère
Evidemment, pas de Shangri-la sans un monastère bouddhiste, comme dans Tintin au Tibet : au pied du mont Fo-Ping (ce qui, en mandarin, peut se traduire par « paix bouddhiste »), c’est celui de Songzanlin, ayant été érigé à partir de 1679, sur un emplacement choisi par divination par le Dalai Lama de Lhasa, à près de 2000km de distance. C’est un très curieux assemblage d’une véritable ville et maisons basses, enserrées derrière de hautes murailles –souvenir d’un banditisme qui n’est pas si lointain, et qui tenait toute la province en coupe jusqu’à la révolution de ’49. Ce qui, au passage, explique que les troupes de l’Armée populaire de libération aient été bien accueillies à l’origine, nettoyant la région de ses bandes de brigands. Ce quartier d’habitat servirait exclusivement aux moines ayant prononcé leurs vœux, à l’exclusion de toutes femmes, enfants ou familles, comme il sied à la règle de ce saint lieu.
Dépassant ces maisons, trois imposantes bâtisses aux toits d’or, aux fenêtres à encadrement pyramidal, surmontées des traditionnelles statues de la roue de la loi et de deux biches. Surprise : une grue la surmonte, et la tour principale encore ajourée, à l’exception du toit, fait apparaître son architecture de béton. Le monastère est en reconstruction complète, me dit Losang, notre guide, grâce à des fonds qui ne proviennent qu’en partie de l’Etat et des aumônes des fidèles, mais pour la plupart, de donations d’associations philo-bouddhistes d’Europe, d’Amérique et du Japon. L’âme de béton est en cours de revêtement de pierre et de bois que les artisans taillent, sculptent et peignent avec beaucoup de soins, pour lui restituer son apparence immémoriale, après l’avoir doté des aménités modernes, isolation, chauffage, eau courante.
A son apogée, Songzanlin comptait 3000 hommes en robes. Aujourd’hui il en conserve 700, et ce qui est important à dire, sans numerus clausus ni droit de regard permanent d’une police des moines : nous les voyons vaquer à leur agenda quotidien, prières, corvées, voire jeu, sport ou même internet dans leurs temps libres. Songzanlin est le plus important monastère du Yunnan, ce qu’on a peu de peine à croire, quand on voit ses dimensions impressionnantes.
Mais Losang, jeune homme de 25 ans nous apprend un détail bien surprenant : ce couvent serait hérétique, du fait de sa fidélité au culte du dieu cerf, dit « Tchup’De ». Instauré par le 5ème Dalai Lama, il a été dénoncé par le 14ème, excommunication confirmée par l’actuel pontife qui a averti les fidèles : « si vous croyez au Dieu Cerf, pas la peine de venir à moi : vous devez faire votre choix ». Et comme rien n’est simple, deux des 14 maisons composant Songzanlin ont abjuré, mais pas les autres. Ce qui d’ailleurs permet à la Chine (au bureau national de la foi bouddhiste) d’enfoncer un coin opportuniste entre ces églises, dénonçant ici la mainmise du Dalai Lama dans les affaires des pieux yunnanais. Pourtant, cette déviation dogmatique semble n’exister que par archaïsme, et aussi du fait de la difficulté historique de communication et d’administration entre cette vallée et sa capitale jusqu’en 1952: aujourd’hui encore, en attendant le chemin de fer annoncé d’ici l’année prochaine, la route jusqu’à Lhassa dure 3 à 4 jours.
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Une « retraite » de luxe
A quelques centaines de mètres du monastère, l’hôtel dit « Songstsam Retreat » est fils du nouveau Tibet, issu des centres du royaume démantelé en 51 puis ’59.
C’est l’histoire d’un enfant tibétain de Shangri-la, M. Li, doué pour les études, envoyé, comme tous les espoirs de la région, dans des lycées bilingues, et qui se retrouva cameraman à la CCTV à Pékin. Dans son métier, M. Li voyagea beaucoup, et n’oublia pas sa terre natale. Comme il aimait les antiquités et recherchait les témoignages de sa culture passée, il acheta par dizaines des meubles anciens. Puis il fit rebâtir une grosse ferme locale en hôtel de 22 chambres, avec tant de goût et dans un concept si intéressant qu’un investisseur singapourien lui offrit de créer un second établissement bien plus grand, dans les contreforts de la montagne. Evitant le piège d’un bâtiment massif, il a disséminé ses 75 chambres, entre une viangtaine de pavillons de pierre allongés à flanc de colline. L’intérieur est en bois massif, meublé ancien bien sûr, avec cheminée individuelle. Le management a été confié au groupe français
Accor qui y a dépêché quelques expats, dont Patrick Druet, son GM, lesquels s’efforcent de diriger les 110 membres de personnel, presque tous tibétains, de manière à refléter la culture locale au bénéfice des visiteurs, notamment en employant les villageois du cru, et en leur inculquant la formation, ce qui créé des liens spéciaux entre le groupe hôtelier et le village.
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Une ville baba cool, mais bien conservée
10 minutes plus loin en taxi, c’est Shangri-la la ville, qui abrite, tenez-vous bien, 300.000 habitants apparemment point gênés de cette altitude.
La vieille ville est curieusement bien conservée, bien mieux que presque toute autre ville dans ce pays. Les ruelles sont grossièrement pavées de dalles grises ou noires, aux deux voies séparées par une ligne de pierres blanches irrégulières au milieu. Les maisons sont de pierre au rez-de-chaussée (dédié aux restaurants ou au négoce), bois à l’étage, quartier d’habitation. Les façades ne sont pas peintes, mais accumulent les frises, sculptures et bas-reliefs. On voit bien qu’on se trouve sur la « Pancake trail » ou « route des pancakes », qui accumule des omelettes et mueslis et escalopes pannées, de Khatmandou à Hong Kong, au bénéfice des hippies et routards à vélos et bandanas, invariablement branchés sur cet itinéraire. Le tourisme y est ancien. Il est aidé par une certaine douceur des habitants, y compris dans leur relation avec le pouvoir central. Contrairement à ce qui se passe au Sichuan voisin et au Tibet bien sûr, le climat est plutôt détendu, et ce, pour une raison qui semble bien simple : les jeunes sont pour beaucoup déjà sinisés, ce qui facilite l’intégration, l’investissement et la création d’emplois.
C’est sans doute ce qui a permis à la ville de changer de nom pour Shangri-la, sous prétexte de faire passer son activité touristique à la vitesse supérieure : en 1999, un vote du Parlement a été nécessaire pour le faire, avec bien sûr la bénédiction c’est-à-dire la confiance du Parti. Depuis 1952 en effet, la ville conquise avait vu son nom d’origine, Diqing (« célébration de l’illumination », allusion aux innombrables ordinations de moines) en « Zhong Dian » qui signifiait « domaine de la Chine ». On comprend que les habitants aient ressenti le besoin de changer de nom. Au moins, ils ont trouvé le bon prétexte, et la Chine, il faut le dire, s’est prêtée au jeu. Un exemple de ce climat bon enfant et simple qui anime Shangri-la : tous les soirs, sur la place de la vieille ville et de la nouvelle, les locaux se rassemblent pour danser en rond, la danse très simple de leur tradition, aux petits pas glissés et chassés, aux pirouettes, aux petits moulinets ou gestes des bras. Des baffles vocifèrent la musique lancinante, et par centaines, ils rejoignent la ronde : vieilles et jeunes femmes, parfois même un bébé sur le dos, souvent coiffées du fichu fuschia de leur costume local Yi ; des Hans aussi se joignent, ainsi que des touristes. Le tout, dans la bonne humeur contagieuse. Tout ce petit monde faisant ensemble sa gym du soir, celle du corps et celle de l’âme, individuelle et collective, et se livrant au passage au jeu immémorial de la séduction.
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Acculturation…
Enfin, ce climat tolérant a ses limites, comme nous avons pu nous en apercevoir en rayonnant à vélo autour du lac Napa.
Sur cette route toute neuve, tracée entre lac et montagne, un grand panneau vante les charmes d’un lac « à la nature primitive ». Je note que l’inscription est faite en mandarin et en anglais mais pas en tibétain. Je m’arrête pour photographier : voila que deux femmes en tenue traditionnelle se jettent sur moi, prétendant me forcer à la vente d’un billet à 50 yuans. Non sans peine, je parviens à me dégager et à poursuivre mon chemin : c’est pour me faire arrêter un kilomètre plus loin par cinq de ces filles dans la même tenue, qui cette fois m’apparaît distinctement pour ce qu’elle est : un uniforme de travail, destiné à justifier l’extorsion des rarissimes touristes les 50 yuans de rigueur. Cette fois, pour me libérer, je me mettrai à brandir ma bécane pour me dégager, causant chez ces femmes un léger geste de recul et de séparation qui me permet de prendre la fuite.
L’explication que me donneront des locaux, est assez éloquente : pour l’un, la route, deux ans plus tôt, a été tracée sur leurs terres, sans compensation, ce qui leur donne l’envie de se venger et « nourrir sur la bête ». Sans comprendre qu’au lieu de rançonner, ils pourraient gagner bien plus en offrant un réel service, un verre à boire, un restaurant en bord de lac, des chambres d’hôte ou balades à cheval ou à dos d’âne dans la montagne, des bouquets de fleurs, des tissages ou tricots en laine de yak.
L’autre avis est à la fois plus abstrait, et plus éloquent : « dans la relation avec la Chine, le passé de ces gens n’a pas été tous les jours pétri dans le bonheur… Il y a eu de la violence, et une perte extrêmement rapide de culture et de coutumes qui les laisse désarmés, et pleins d’envie de revanche… par rapport à leur métier d’avenir, à cette ouverture au monde à travers le tourisme, ils ne sont pas prêts »…
Ce qui ne devrait en aucun cas VOUS décourager à venir voir cette région magnifique. La splendeur naturelle et l’authenticité des habitants, ne devant pas être ramenées au concept banal et toujours faux de paradis sur Terre : le paradis n’est pas de ce monde, mais il est des lieux plus doués que d’autres, pour la gentillesse et la beauté. Shangri-la, entre autres !
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Doris
30 mai 2011 à 21:03A ma voyageuse en manque de destination
La ville et région de
Shangri-la – annexe du paradis
Bonne journée