J’ai été réveillé ce matin (trop tôt) par les accents de Richard Anthony interprétant « à présent tu peux t’en aller ». La rengaine n’était bien sûr que dans ma tête : on est en Chine, nulle musique matinale ne déferle jamais dans notre chambre, et puis surtout, il est douteux que même en France, ce disque d’or des années ’60 ait encore fréquemment les honneurs des ondes hexagonales.
L’air m’a frappé comme chargé d’émotions délicieuses de mon adolescence. Pour un peu, des visages et des noms de camarades de lycée me seraient revenus, des souvenirs de profs, les chaises en bois moulé et tubes de fer, les salles de classe, des bribes hétéroclites et ridicules à souhait de l’époque enterrée des enfants que nous fûmes.
Ce rêve yankee était symbolisé par … Richard Anthony, dont le nom très atlantiste cachait celui de Richard Btesh, Français né au Caire, et qui s’était choisi ce nom de scène bien plus porteur. Tout comme Eddy Mitchell (de son vrai nom Claude Moine, natif du XXème) ou Johnny Hallyday, qui pour l’Etat Civil, s’appelait Jean-Philippe Smet, citoyen belge durant ses 20 premières années.
A vrai dire pourtant, de cette Amérique, nous ne savions à peu près rien, au-delà de vagues mots d’ordre comme « liberté d’entreprise » ou « paix au Viet Nam », puis un peu plus tard, « make love not war ». Et nous n’avions nulle envie d’en savoir davantage, vivant tranquillement dans nos univers provinciaux européens, en l’occurrence, notre bon vieil Hexagone endormi -c’était sous de Gaulle, avec Tante Yvonne qui bannissait le homard à l’Elysée « parce que çà obligeait à mettre les doigts ». Mai ’68 n’était pas encore là, avec tous ses thèmes de révolution sexuelle, de libération de la femme et de combat anti-autoritaire et de « mort de la famille ».
En bonne « idole » de l’époque, Richard Anthony participait au maintien de cette américanomanie de pacotille, en bricolant ses chansons qu’il adaptait plus qu’il ne traduisait. Ainsi « à présent tu peux t’en aller », version française, évoque une femme chassée pour cause de mensonge (« si seulement tu m’avais dit la vérité »), tandis que la musique originale de Mike Hawker, interprétée par « Dusty » Springfield déclarait « I only want to be with you », c’est-à-dire l’amour et le désir fou –donc à peu près l’inverse. Anthony n’était pas suspect de mauvaise maîtrise de l’anglais, ayant passé plusieurs années dans une « public school » britannique. Simplement, il respectait le mythe de l’Amérique et donnait à ses « fans » ce qu’ils lui demandaient. Tout comme tous ses contemporains.
Et bien, le voici : en réalité, les 40 ans et plus qui se sont depuis écoulés, n’ont été qu’une transition. Et la vraie nouvelle époque arrive juste maintenant, sous nos yeux.
A l’époque, il y avait une poignée de pays enviables et nantis, méritant d’y vivre et de faire rêver. Amérique bien sûr, Angleterre, France, Allemagne, Italie, Benelux, ajoutez le Canada, et puis on y était. Dans l’esprit des gens, au moins. Seuls les gens de ces pays pouvaient voyager, s’habiller luxueusement, s’offrir un réseau complet de routes asphaltées, d’hôpitaux, d’universités. Pour les autres, le globe terrestre était vide. Laissés pour compte. Dix ans plus tard, Jacques Dutronc résumerait la situation en chantant :
Et moi, et moi, et moi
qui suis tout nu dans mon bain
avec une fille qui me nettoie :
j’y pense et puis l’oublie,
c’est la vie / c’est la vie !
Quand vient la crise mondiale, la Chine prend des coups, perd ses employés par dizaines de millions, mais pour l’instant, elle n’y succombe pas. Et ne le fera sans doute pas. Il y a d’une part son immense richesse, qui lui permet d’investir là où d’autres ne peuvent pas. Il y a d’autre part l’immense souplesse et humilité de ses travailleurs, sortis de la fange, et prêts à y retourner si besoin est, à se contenter de peu, pour s’en sortir. Il y a bien sûr aussi l’ordre autoritaire, qui est accepté de tous.
La proposition chinoise est raisonnable. L’Amérique est bien sûr contre, puisqu’elle ruinerait l’outil de sa fortune du dernier demi-siècle. Mais il n’est pas évident qu’elle puisse bloquer indéfiniment l’offre chinoise. Ceci, au vu de trois raisons :
-elle est ruinée,
-elle est responsable du cataclysme présent,
-on ne lui voit pour l’instant pas d’alternative, comme système de refinancement des institutions monétaires mondiales et de prévention des crashs.
Autrement dit, la proposition chinoise a toutes ses chances, surtout si elle réussit à se concilier le soutien des européens. D’où la nécessité de se réconcilier avec la France ce qui, semble t’il, est en route, voire déjà secrètement fait.
Au fait, et Richard Anthony, dans tout cela ?
Vous l’avez peut être déjà compris ? Il y a quarante ans, une poignée de pays sophistiqués et puissants se partagent le monde. Aujourd’hui, d’autres arrivent, dont la Chine, et les forcent à partager. En espérant, pour nous, qu’ils ne concluent pas leur chanson par : « à présent tu peux t’en aller » !
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