Il y a quelques décennies, je débarquais à Bruxelles un soir, sous une fine pluie, pour la première fois -j’avais à peine 20 ans. Malgré la fatigue, c’était l’émerveillement. Descendant la pente d’une Chaussée d’Ixelles alors propre et pimpante, bien tenue et bourgeoisement cossue, juste avant de déboucher sur la place Flagey, siège de l’édifice de la RTBF (un de mes bien aimés employeurs), construction post-moderniste des années 30, de brique jaune, avec imitation beffroi, je voyais sur le trottoir une boucherie prospère, sur trois façades de maisons, attirer le chaland de ses lumières.
L’image m’émerveillait et me choquait pour trois raisons, trois faits qui contredisaient frontalement tout ce que j’avais appris dans ma république française, une et indivisible, hexagonale et colbertiste. D’abord, il était huit (« ouit », diraient les amis bruxellaires) heures du soir, pas une heure à garder une boutique ouverte. Pourtant celle-ci rutilait de tous ses néons, projecteurs sur les cuissots et carcasses à l’étalage, et les nombreux chalands attardés. Ensuite, elle étalait sans complexe sur son enseigne géante, ce néologisme rigoureusement à l’index de l’Académie française, « moutonnerie ». Faute manifeste, mais je ne pouvais m’empêcher d’y voir autre chose, un trait d’espièglerie et bon sens rabelaisien, la capacité sauve d’appeler un mouton un mouton, là où nous Français aurions attendu le terme plus terne de « boucherie ». Et pour couronner le tout, l’enseigne de la moutonnerie se complétait d’un adjectif qualificatif « arabe », délicieusement choquant, brisant un interdit d’un revers de main inconscient. A l’époque en France, les enseignes ne pouvaient être qu’en français. Le boucher berbère transgressait donc, et on le laissait faire : il affirmait fièrement une identité culturelle qui, dans ma France, se serait davantage tenue à carreau : on était pas supposé être fier d’une arabité, il fallait plutôt se la faire pardonner, comme à toute minorité ethnique ou groupe immigré.
En tant qu’étranger soumis aux règles d’un pays autre, soudain mué en travailleur immigré, je vivais l’intuition d’un traitement plus généreux qui m’attendait, et d’une libération par rapport aux règles de ma propre société, aux règles non dites, implicites mais très contraignantes et au fond, non nécessaires. Comme si chez nous en France, sans nous en rendre compte, une végétation de lierre trop envahissant avait poussé trop drue, colonisant la façade de la maison, l’affaiblissant et démolissant de ses milliards de racines.
Pour m’exprimer plus clairement, la Belgique, ayant développé sa francophonie dans des conditions autres, vivait en vase moins clos et plus détendue, simple et proche de ses réalités, avec moins d’interdits. Probablement sans doute, pour avoir été colonisée successivement par l’Espagne, l’Allemagne, la France, et puis avoir été constituée de force en nation, à partir de deux peuplements hétérogènes, franco- et néerlandophones : nos voisins belges avaient appris à ne pas gouailler sur la culture d’en face, et à laisser à chacun sa place, son air pour respirer.
Tout cela pour dire que je reviens d’une dizaine de jours de break en Malaisie.
Mises à part de belles plages en pleine jungle, avec petits serpents verts, crapauds et singes primates (poisson grillé, plongées, coups de soleiln en veux-tu en voilà), on y trouve là aussi deux ethnies complémentaires, forcées de s’entendre, et qui ne s’entendent pas. Les Chinois y sont la minorité, la diaspora (issue du Fujian ou « hokkien », les hakka, min-nan, cantonais) . Ils sont spasmodiquement persécutés (cf Antony Burgess, the Malayan trilogy). Ils étaient 30% à l’indépendance, et ne sont plus que 15% à présent. Ils détiennent le commerce, les hôtels, les services. Ce sont eux qui organisent le travail et créent la plus-value. Tandis que les Malais, un peu cossards, très sympathiques, un peu envahissants et en aucun cas fiables, tiennent de main de fer tous les rênes du pouvoir et s’assurent de le garder en réservant à leurs enfants des quotas à l’université, et l’apanage de tous les postes, par le système un petit peu apartheid, des bumiputra.
La différence entre les deux groupes est donc frappante. Sur notre île de Perhentian – la plus sauvage de toute la côte Est malaise, notre hôtel de propriété chinoise était le plus propre et aux services sans faute, le seul où le personnel portait un genre d’uniforme (non, je ne vous dirai pas lequel, je ne fais pas de pub. Disons simplement que le nom a à voir avec un poisson idolâtré des Japonais).
Et face à la Chine, que pensent ces Chinois-là ?
D’abord, à ce qui me semble, leur mandarin est souvent à la traîne. Ils sont Chinois culturels, enracinés à leurs racines, mais non à leur langue officielle, le putonghua qu’ils n’ont jamais beaucoup connu. Pour preuve : cette marchande de nippes qui me céda un sweat shirt à la moitié du prix annoncé, manifestement à son prix plancher et sans profit, pour compenser son désarroi de voir un étranger parler sa langue nationale mieux qu’elle. Et aussi pour le plaisir de me demander, le regard chaviré dans ses rêves : « et Shanghai, vous y avez été ? C’est beau, hein ? »
Dans un taxi, je demandai au chauffeur chinois, petit homme gras aux cheveux huileux, ce qu’il pensait de la Grande Chine, du Continent : à ma stupéfaction, « bu hao », me répondit il avec accent épouvantable, « pas bon ».
Une première raison à son rejet, était physique : la crainte de rejet par l’ethnie dominante. « Quand des Chinois montent dans mon taxi, ajoute t’il, « je ne suis pas à l’aise. Ils prennent de très grands airs, se moquent de mon accent, de mes manières, me traitent de malappris… On est chez nous ici, quoi, c’est eux qui sont les étrangers, c’est tout juste s’ils ne nous traitent pas de métèques ». A première vue plus abstraite et intellectuelle, l’autre raison est en réalité très liée : « ils sont des communistes » (quand il a dit çà, il se tait, comme si la phrase était une preuve d’un poids écrasant ). Avant de reprendre : « pas de libertés ». Il a sans doute raison, au sens anti-communiste « primaire » qui est le nôtre à tous, dans cette guerre froide et cette ligne de fracture qui sépare toujours nos deux mondes. Le communiste sortant de son univers de censure et d’interdictions et de conformismes écrasants, doit se montrer bien puant et désagréable face aux petits frères Chinois de l’extérieur, qui eux jouissent d’une liberté abyssale de dire tout ce qu’il pense, face auxquels le continental a une revanche à prendre, en même temps qu’un bon bol d’audace et de transgression, à rudoyer en toute impunité un plus petit que soi.
Mais parlant d’absence de liberté chez le Chinois, notre petit taxi a aussi raison d’une autre manière : celle que je découvrais en descendant ma Chaussée d’Ixelles, de la liberté des pays « petits », « batards » et « satellites », par rapport à leurs géants suzerains sang bleu voisins. Celle de parler et d’agir comme bon vous semble, sans souci du qu’en dira-t-on !
Le lendemain, je donnais une conférence à la University of Malaya, devant des représentants (profs et étudiants) de quatre facultés de langues, Beaux arts, politologie et journalisme. A l’instant des questions, une femme voilée, directrice de l’institut de journalisme se sentit tenue de réastiquer le métal un instant terni par mes remarques, sur les difficultés du régime à la veille du Plenum de l’ANP : pour elle, la Chine, le seul et inévitable pays leader du monde à l’avenir, ne pouvait voir son destin remis en cause par des péripéties sans importance, montées en épingle par un observateur tendancieux. Son point de vue m’apparut comme très important à apprécier et à retenir, car il confirme pour une Nième fois la fascination qu’exerce l’empire du Milieu sur le monde émergent, comme modèle et comme espoir. Et si d’aventure un analyste vient observer d’un peu près les rouages, et constate qu’une partie des succès au demeurant incontestables de la Chine, tient à son art de cacher ses misères, une telle exclamation (« le roi est nu ») devient vite irrecevable, douloureuse, comme si l’on arrachait à un enfant son jouet, son rêve le plus chéri. Autrement dit, sauf à maintenir la polémique et le climat malicieux de suspicion vis-à-vis du Céleste empire.
A nous autres dont le métier est d’en parler, une seule voie s’offre à nous, étroite comme le fil du rasoir : ne pas prendre parti, présenter les deux arguments en permanence, ne jamais cesser de réconcilier, faire dans l’oecuménisme. Ce qui est trop souvent le contraire des besoins du journal et du politicien qui eux, doivent vendre pour survivre – donner au public ce qu’il demande… du populisme… du préjugé…
Juste après la prestation, à l’heure du café, un autre professeur, Chinois celui là, vint me voir. Celui qui, cinq minutes avant, m’avait demandé si, de mon point de vue, l’occupation du Tibet n’était pas un acte de colonialisme, faisant preuve d’une opinion anti-Pékin de type « kuo-min-tang ». A ce moment, il m’interpella, souhaitant savoir si j’étais membre du parti communiste chinois. Stupéfaction générale, mais pour lui, vu ma prudence dans la critique et mon refus net de condamner le régime, pas de doute, je devais être un « ami du régime », complaisant et à la solde. D’autres me défendirent de cette accusation qui n’était en fait qu’une truculente, rabelaisienne provocation – comme on pourrait m’en faire à Bruxelles, d’ailleurs.
Je suis donc sorti heureux : si un auditeur m’accusait de dynamiter son image de la Chine superstar, tandis qu’un autre me soupçonnait de lui lécher les bottes, ma conférence avait eu à tout le moins le mérite de garder l’équilibre, entre les deux positions idéologiques, extrêmes et fausses, voies de garage dans lesquelles le monde entier s’enferre, face à la Chine. Quant aux Chinois de Malaisie, face aux grands frères du continent, ils ne semblent pas communier à la grande table du mouvement pan-han -au fond, ils font leur « boulot » de ranimer le débat et la contestation, si bloqués de l’intérieur !
A la semaine prochaine !
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Bertrand
27 mars 2009 à 00:19Voilà une expérience bien interessante…
Ces Chinois ont sûrement encore de la famille en Chine, non ?
Leur liberté de parole pourrait être conditionnée par l’obtention d’un titre d’entrée sur le territoire chinois (à moins qu’ils en soient exemptés ?). Pourquoi, apparemment il n’en est rien ?
En ce qui concerne la France, elle est certe plus grande que la Belgique mais au niveau mondial c’est un bien petit pays qui n’a plus forcément les moyens de ses ambitions. Le grand écart (savant équilibre constamment renouvelé par nos diplomates et politiciens) consistant à « faire avec les moyens du bord » pour ne pas perdre une aura si importante dans les relations mondiales semble de plus en plus difficile à tenir.
La France aurait tendance à se retrouver avec les inconvénients de sa petite taille (sans les avantages décrits dans l’expérience belge) et perdrait peu à peu les avantages de son statut de « grande puissance »… c’est la crise !
Bertrand