Laissez moi plastronner avec mes restes de latin – des 8 ans de latin de ma jeunesse. Après tout, j’ai bien le droit, en tant que qu’un des derniers des mohicans latinisants, espèce non durable … Ce titre signifie « une liberté excessive nuisit à la cité ». Comme quoi rien de nouveau sous le soleil, depuis Caton et César…
Ce vendredi, passé 17 heures, les correspondants étrangers en Chine, dont je suis, furent occupés plus que de coutume, débordés et pour une fois sur-sollicités par leurs clients du monde entier, par la nouvelle que tout le monde connaissait d’avance, mais qui n’en bouleversait pas moins : Liu Xiaobo, le dissident en prison, venait de se voir attribuer le prix Nobel de la Paix. Pire, le président du jury expliquait ce choix par les « nombreux manquements aux droits de l’homme » par la Chine Populaire, son irrespect de sa propre constitution (article 35, sur les libertés des citoyens) ainsi que d’une poignée de conventions internationales signées par elle.
Alors bien, sûr, dans les minutes qui suivirent l’annonce, les fils et les ondes des communications grésillèrent, tandis que les censeurs furent carrément dépassés par la tâche. Imaginez, des centaines de milliers, des dizaines de millions de gens ensemble, y allant de leur petit commentaire incorrect simultané… Nous vîmes des expression de joie authentique, parmi les journalistes locaux par exemple, qui savaient fort bien qu’ils ne pourraient pas répercuter la nouvelle, mais se réjouissaient néanmoins de voir une autorité morale, de l’extérieur, soutenir un combat qui était le leur.
Au demeurant, soyons clair, l’éveil soudain de l’intérêt de nos lecteurs, en France ou ailleurs, pour une affaire de Chine, avait forcément aussi quelque chose de suspect. Car aux côtés de l’idéal démocratique sans frontière (celui de l‘esprit « prise de la Bastille » ou « de mai ‘68 »), l’esprit de « Schadenfreude » de plaisir mauvais était aussi présent, celui de se réjouir des ennuis de quelqu’un qui agace, inquiète, vous embrouille l’avenir et que l’on aime guère. Voir l’éternel gagnant du régime socialiste chinois, soudain se voir moucher et mordre la poussière, voilà qui n’était pas pour déplaire à plus d’un. Probable même que ces deux motivations coexistaient en plus d’un.
Je remarquai aussi, parmi le concert d’opinions chinoises et étrangères en plein bonheur, quelques fausses notes et voix d’aigreur : « de quoi je me mêle ? ces étrangers s’ingèrent dans nos affaires intérieures ». Ce à quoi les Nobel répliquaient par le fameux argument de Kouchner, du « devoir d’ingérence », et de l’universalité des valeurs, inséparables de l’espèce humaine, transcendant les frontières et les langues.
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Le lendemain soir au bar, le patron, mon ami se fit l’avocat du Diable, par cette remarque : « en fait, cette démocratie au nom de laquelle on honore Liu, elle ne marche plus. Notre système est foutu, et nous n’avons pas de leçon à donner aux Chinois ». Ce garçon discret et réservé au demeurant, avait ce soir envie de s’exprimer, et c’était un fameux lièvre qu’il sortit du chapeau, en poursuivant : « dans mon pays, on vient de trouver des genres de Roms et autres ressortissants des pays de l’Est qui s’étaient inscrits au chomedu de toute une chaîne de villes, et qui venaient percevoir leur grasse rente, d’un bureau à l’autre, au volant de leur mercedes » (je brode un peu, mais comme je ne cite pas l’auteur des propos, j’en revendique le droit) ; « notre problème de démocraties libérales, c’est que nos pays sont mal gérés, et que cette mauvaise gestion provient d’une impossibilité de gérer tant de libertés, comme si les citoyens, tous protégés par le parapluie et la manne de l’Etat, étaient honnêtes par nature et incapables de penser à abuser de la situation ».
Pour mon ami, la Chine était un pays qui marchait bien, grâce à des libertés bien réelles, mais serrées, et où notamment la délinquance n’était pas pardonnée par une justice molle, au bénéfice du doute. Un pays où l’homme d’affaire pouvait tout faire, et où les initiatives fusaient, générant un développement et un espoir d’avenir aux antipodes de notre morosité glauque. Puis il me demanda mon avis. Je trouvais son opinion, avant toute chose, fort courageuse. Car ce genre de vision des choses, chez nous, est fortement connotée comme « de droite », voire de mauvais goût, dans un univers de vieille sensibilité anarchiste où la seule valeur est la liberté, et où l’Etat est depuis toujours plutôt soupçonné d’abus de pouvoir.
Je retins aussi son avant-dernier mot fut celui qui retint mon attention : « aux antipodes ». Ce terme était plus proche de ma propre analyse. Car sur Terre, n’ont jamais cessé de se succéder des cycles de croissance, d’apogée, de décadence. Une région du monde détient l’épicentre de la domination, par sa supériorité technologique, artistique, militaire et j’en passe, et puis elle s’érode, s’effrite, passe la main, sans aucune exception ni même nous-mêmes. Aux Egyptiens succèdent les Grecs, que suivent les Romains, puis les Turcs et peuples Huns d’Asie Centrale. Les civilisations raffinées d’Inde, et de Chine. Suite à quoi viennent l’Espagne et le Portugal, puis les Pays Bas, puis l’Angleterre, suivie de l’Europe continentale, Allemagne et France en tête, puis les Etats-Unis, le Japon, puis aujourd’hui la Chine, en même temps que le Brésil et Inde peut être, avec d’autres BRIC et émergents. Soit dit au passage, Claude Levi-Strauss (Tristes tropiques)et derrière lui JAcques Attali (Brève histoire de l’avenir) remarquent que ce processus de passage du témoin se déroule spatialement dans le sens inverse de la rotation de la Terre.
Et nous, les maîtres d’hier, rois déchus, tremblons pour notre avenir. Tout cela est normal. Le seul élément positif que je retienne en tout cela, le seul signe d’espoir, tient à la leçon que la Chine vient de nous donner, en ces quelques décennies : après être passée de 30% du produit brut mondial en 1800 à 1% en 1976 à la mort de Mao, après avoir souffert immensément dans une phase de cycle de violence et d’indignité, la voilà qui remonte, régénérée, débarrassée de ses vieilles rides, avide de pouvoir et de vie, là où nous sommes usés, désabusés et sans appétit. C’est cela, le cycle. Mais c’est aussi la preuve que ce qu’ils ont vécu, nous pouvons le revivre. Et que notre phase d’indignité et de violence à nous est déjà engagée, mais reste encore à venir. Vu l’accélération des phases d’incubation des cycles sociaux-continentaux, il semble très probable qu’elle ne durera pas deux siècles. C’est aussi la preuve que contrairement à ce que concluait Levi-Strauss , les civilisations ne sont pas mortelles : elles ont juste des hauts et des bas…
Mon ami objecte : « mais notre incapacité à réagir est le signe de notre décadence. Et elle est due à l’excès de liberté, qui nuit à la cité, non ? » . Ce à quoi je réponds : « oui et non. Aucune civilisation, région ne détient le pouvoir à jamais sur le reste du monde. Ni Alexandre le Grand, ni Charlemagne, ni Napoléon, ni Hitler n’ont réussi à léguer leur empire. Une fois notre temps est révolu, quand le mécanisme d’horlogerie de distribution du pouvoir a tourné, la couleur ou la forme de la molette de notre décadence importe peu. Ce qui compte, c’est le passage de témoin. LEquel a son utilité supérieure, aujourd’hui comme 10 siècles en arrière, pour la survie de l’humanité : pour que l’humanité entière saute des étapes de croissances, et passe ses examens de passage, il faut que ses différentes régions s’astreignent à conserver des niveaux comparables de développement, et se transmettent en permanence ses acquis et progrès. Le concept de « race des maîtres » est une aberration, sous l’angle de la survie de notre espèce »‘.
Enfin tout cela nous porte loin du propos de départ : celui de mon ami, qui voit la Chine créer un mode de vie sage, conciliant tout un tas de valeurs que nous n’avons pas ou plus : un mode de vie simple, une créativité, une discipline de groupe et la liberté créative individuelle, la rage de réussir, l’humilité d’apprendre de l’autre. Un mode de vie plus adapté à notre époque, où nous n’avons plus assez d’oxygène et d’énergie pour maintenir la croissance gaspilleuse et exponentielle d’hier.
Face à tout cela, mon ami le dit tout de go : « Liu Xiaobo, et le Nobel (et les Européens) se sont plantés, par faute de perspective sur ce ce qui est l’essentiel,le nouvel essentiel de notre siecle au ciel menacé. Sur cette nouvelle perspective de libertés individuelles bridées, ce sont les communistes chinois qui ont raison. Quelle que soit la piste qui les a conduits à cette vision des choses : leur fond culturel confucéen, la surpopulation, la discipline marxiste, ou le simple processus de la souffrance subie durant des générations. En tout cas, le résultat est là : ils ont juste, et nous, et Liu, on a faux».
Et puis il ajoute : « je ne dis pas cela pour avoir raison. Je ne sais pas où est la raison. Je ne le fais que pour lancer le débat »… Alors, qu’ en penser?
Et bien voilà. Il est lancé, le débat. J’espère que bien des gens, plus que d’habitude, vont donner leur avis, car cette question posée, c’est celle de notre avenir, de nos enfants et de ceux des Chinois, de toute la planète. Vaste programme !
PS : et pour vous récompenser d’une lecture si sérieuse, pour vous prouver qu’à Pékin, la vie suit son cours, voici deux petites vidéo sympathiques shootées ces derniers jours :
– dimanche 3 octobre au parc Tuanjiehu (« du lac de l’unité »), de charmantes jeunes filles s’exercent au sabre (chorégraphie traditionnelle),
– et dimanche 10 au soir : le final survolté du concert unique de Cesaria Evora, la star des îles du Cap Vert. L’image n’est pas formidable (saint Iphone, priez pour nous), mais le son l’est, qui vous donne une idée de ce parterre très bigarré, étudiants et ambassadeurs, et amoureux de la musique, sans frontières :
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PRINCE
11 octobre 2010 à 16:03Est-il légtime de se demander quelle est la part d’humanisme, et, celle du politique dans le choix fait par le jury du prix Nobel de la paix ?
Le Dalai Lama a obtenu ce prix depuis 21 ans, cela a-til fait avancer le problème tibétain ? Cela ne l’a-til pas plutôt compliqué ?
Nolivos
14 octobre 2010 à 15:51Bonjour, nihao
« Sur cette nouvelle perspective de libertés individuelles bridées, ce sont les communistes chinois qui ont raison ».
Etait-il necessaire d’utiliser le détour rhétorique du voisin de table du café du commerce cher à M. Dassault pour justifier ainsi la dictature communiste ? Inutile ! Il suffisait de nous renvoyer directement à la propagande du PC chinois telle qu’elle s’exprime dans les organes officiels dont vous être le relayeur zélé.
Mais même au sein du PC, cette propagande commence à être contestée : http://cmp.hku.hk/2010/10/13/8035/
Encore un effort, démocrates !
Monaliu
25 octobre 2010 à 15:57cher Eric Meyer,
merci pour votre blog ; et vos prises de positions, ou opinions ; Car s’exprimer et « perdre « son temps en reflexions est peut-etre bien l’essence de la liberté ..?
Aussi pour une fois je fais l’effort d’ecrire, car sans partager vos avis et point de vue, j’ apprécie tout simplement de les lire ; cela alimente ma propre dynamique et éclaire des aspects que je n’aurais pas vu – Nul ne m’oblige à les approuver – a forciori ,de retour en France, après un séjour de 9 mois à Pekin ; c’est court à l’échelle du temps chinois, mais c’est assez lorsque’on se sent citoyenne du monde;
sûr que la formidable énergie de la société chinoise laisse admirative! et j’emprunterai volontier le raisonnement de votre ami, sur le positif qui émane de tout cela ; vu d’une procince française, l’obsession de la sacrosainte liberté individuelle est mortifère . CAr c’est l’individualisme et l’aberration des égoismes qui triomphe ici; ( le cas des abus d’une catégorie, fut-elle immigrée, n’est qu’un petit avatar de ce système libérale pourri); sur ce point pas question de tirer sur les exclus et pourquoi leur agissement serait il scandaleux quand les grands délinquants financiers coulent des jours heureux dans leurs ranch texans ? lorsque nous perdons l’Esprit et le sens du bien commun ;
vaste débat en effet que l’évolution de la civilisation ! merci de le lancer et l’animer; merci pour les images de Pékin
cordialement,
je signe Monaliu, du peusdo adoptée en Chine, car toute expérience doit laisser une marque. mes amis me reconnaitrons!
Richane
16 décembre 2010 à 23:40Merci, cher Eric Meyer, pour ces réflexions que vous avez rapportées sur les hauts et les bas de toutes civilisations.
Je souhaite apporter mon grain de sel en disant que dans l’histoire de l’humanité toutes les civilisations traditionnelles ont été des civilisations de pénurie et que dans de telles sociétés la survie du groupe passe avant la satisfaction des invididus. Il y a primauté du sociétal sur l’individuel.
La civilisation occidentale, avec la science et le progrès technique, a inventé une civilisation nouvelle où l’abondance de biens matériels a permis peu à peu de renverser la perspective, en rendant possible la primauté de l’individuel sur le sociétal. D’où l’épanoouissement en Occident d’une culture des droits de l’homme, d’une éthique des libertés individuelles.
Ce sont là des progrès certains pour l’humanité. Mais là où le bât blesse, c’est de pousser à l’extrême et à l’excès cette primauté de l’individu sur la société, de sorte que l’on amorce dans tous les pays occidentaux un processus de déclin et de fin de période de haute civilisation, dont il est qurestion dans votre blog.
Le problème c’est que la quasi-totalité des citoyens de ces pays occidentaux n’en sont pas conscients, d’où les réactions grossières inéluctables que votre post peut provoquer.
Qui a dit que lorsque le sage montre une étoile à un imbécile, celui-ci regarde le doigt ?