Blog : La mort et sa peur

Me voici juste de retour en France la semaine passée, au pays natal, pour un voyage dont – c’est rare- j’eus préféré me passer. Désagrément, non en raison du temps pluvieux et des célèbres cieux gris de Paris. En fait, l’humidité envahissante, cumulée à une température douce de 10-12° convenait très bien, et donnait vacances à ma gorge et à mes bronches – pensez, plus de poussière et de sable jaune dans l’air. A condition de se vêtir correctement, le froid ne passait pas : c’était pour les poumons, le paradis sur Terre, mes narines inspiraient, expiraient avec enthousiasme inaccoutumé. Mon corps me remerciait.

Désarroi non plus pour la morosité des gens, la tronche du métro, les commentaires acides sur nouvelles calamiteuses, maladroitement camouflées à la radio télé par les reportages bidon du genre « moi et mon jardin ». Pas même pour ce conseil insolite d’une pub dans le métro, « devenez radin ! » (pub « sociologique », destinée à légitimer la précaution pécuniaire, la peur des lendemains). Pas à cause des prix délirants comme cette livre de raisin, au marché, à trois euros. Car les prix sont compensés par des produits d’une qualité qu’on oublie à la longue, ici en Chine, produits propres, bien conditionnés et fiables, sans mélamine…

Non, ce qui rendait ce trip éclair angoissant et indésirable, était un décès familial. La douleur était par contre compensée par les retrouvailles de frères, oncles ou cousins lointains plus vus depuis des siècles, et par les mots gentils qui tentaient de me rendre en chaleur en amour, un fragment de ce qui venait de m’être soustrait.

Durant la semaine, je ne pus m’empêcher de gamberger sur les formes et détails de la cérémonie – poussé par un penchant invétéré pour l’observation interculturelle – avec pour circonstance atténuante, une technique naïve d’autodéfense contre l’affliction. En effet, par rapport à la Chine, les différences étaient importantes. Je ne parle pas de la cérémonie religieuse préalable. Ni du mode de traitement de la dépouille : à Paris, ni crémation chinoise, ni « obsèques célestes » à la tibétaine, où le corps est débité à la hache, puis becqueté par les vautours*.

Ma première remarque fut lors de la levée du corps, avant son transfert dans son cercueil – le moment du dernier regard des autres. Dans les deux cérémonies chinoises auxquelles qu’il m’a été donné d’assister, le corps était présent, à tous pour voir, fortement entouré d’un monceau de fleurs. Chaque proche et ami passait devant lui, pour se prosterner trois fois. Tandis qu’à cette chapelle ardente française, ma famille avait décidé que le disparu… le resterait. Bien préparée, habillée, coiffée et rasée, la dépouille charnelle ne serait présentée qu’au groupe strict des parents directs, et non partagée avec la masse de de ceux venus assister au grand départ. Comme un trésor, le mort serait célé. On le suivrait derrière sa caisse de chêne, séparé du monde par deux vis scellées à la cire écarlate, portant gravé sur elle le sceau comminatoire de la République.

Ma seconde remarque fut dédiée au corbillard, fourgonnette coupé Mercedes dernier cri. Elle était d’un gris métallisé, aux vitres dépolies. Ses parois ne comportaient aucune décoration ou inscription permettant au public non averti de connaître sa fonction. Ce qui permit à n’importe quel chauffeur pressé, en toute in- (ou bonne) conscience, de s’insérer dans la procession motorisée, et de la scinder.

Vint ensuite cet épisode tragi-comique, quand le chauffeur du fourgon mortuaire accéléra à l’orange et décampa à toute allure, semant proprement le convoi des éplorés, alors doublement paumés.

—————–

Assis deux jours après dans le siège baquet d’Air China, il me vint alors à l’esprit que les deux réactions, celle de ma famille gardant son mort par devers soi, et celle des croquemorts roulant à tombeau ouvert, étaient indissolublement liées, qu’elles étaient celles de notre société française, à ce stade de son développement.

L’une et l’autre visaient à occulter le mort, faire disparaître la mort des perceptions et des consciences. La rendre obscène – celle qui ne peut monter sur scène. Les motivations pouvaient varier. La peur de se faire remarquer, d’inspirer les cancans. La valeur de la douleur, que l’on ne souhaitait point délayer par le partage. Revenant à la Chine, je pensais que le Fils du Ciel aurait lui aussi, pu refuser de partager son mort avec ses proches, mais qu’il n’aurait pas pu tenter d’en occulter l’état. D’autre part, comme le chantait déjà Brassens, les funérailles d’antan, en Hexagone, se prêtaient à un rituel tantôt dramatique, tantôt joyeux (au prorata de l’héritage) et en tout cas, montraient le décédé. Le corbillard était noir et argenté, chamarré de draperies et de pompons, et la haridelle, vêtue d’un manteau noir. Le mort revendiquait ainsi son dernier moment d’existence, et partait fièrement, la tête haute. Comme c’est toujours le cas en Chine.

Pourquoi ce glissement d’apparence et de sens, pourquoi l’occultation ? Je ne vois que deux raisons, l’une l’argent, l’enrichissement permettant de réaliser ses désirs, dont le premier est d’écarter la mort. Et l’autre, la peur de la disparition, comme dirait Verlaine, celle d’ « un cœur tendre et qui craint Le néant vaste et noir ».

D’où, je veux l’affirmer tranquillement, le contre-sens fait par notre « modernité », en refusant les signes tangibles du trépas. Voir en mort celui qu’on a vu mobile et chaleureux, c’est se plonger dans le mystère de la vie fugace, de l’éphémère de l’existence. Goûter la contradiction insurmontable entre matière et temps. C’est s’y préparer. C’est remplacer la peur par l’acceptation.

Tandis que le cacher, c’est créer, entretenir une névrose collective, s’infliger l’épouvante, refuser ce qui ne peut l’être. Il y a là, me semble t’il, une punition aussi imméritée que superflue. La Chine a bien des défauts, mais pas (ou pas encore) celui là.

Ce qui me fait penser à cette phrase de Benoît Vermander, homme que j’admire – je cite de mémoire et donc sans apostrophes : les mondes chinois (asiatique) et occidentaux sont complémentaires. Leurs outils culturels sont à disposition de tous, à condition de les reconnaître, et de les accepter…

Pour conclure sur une note plus légère, savez-vous d’où vient ce terme de corbillard, pour désigner le dernier métro, l’ultime taxi du trépassé ?

C’est mon frère Nicolas, puits de science insolite, qui me l’a révélé. Au XIX. Siècle, avant l’eau courante, certains quartiers de Paris allaient puiser leur eau potable à une rivière proche, affluent de la Seine d’une pureté cristalline, l’Essonne. Rebondis et allongés, ces fûts de bois montés sur essieux et roues de charrettes, étaient assez grands pour contenir un homme. Leur forme et couleur sombre prêtèrent à cette boutade aux mauvais plaisants – imprécation incantatoire, destinée à écarter de leur chemin la Faucheuse. Jusqu’au moment où l’origine, et la blague disparurent. Le nom commun de ces véhicules était « corbillard », dérivé du village ou l’on puisait la flotte : Corbeille (-Essonne) !

* version tibétaine d’obsèques célestes

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
0/5
11 de Votes
Publier un commentaire
  1. jeanne

    Ce billet me touche beaucoup.
    Etre dans la peine et vivre
    Se savoir mortel et vivre.
    Vivre sa peine, avec , et l’aide et les handicaps de nos cultures.
    Etre vivant  avec les vivants, par  reconnaissance envers ceux qui ne sont plus.
    Merci Eric
    Avec amitié, en partageant le chagrin.
    jeanne

Ecrire un commentaire