Le titre de ce blog surprendra sans doute ceux ou celles qui ne sont pas familiers de la Chine. En effet, 40 ans en arrière, un chant révolutionnaire faisant fureur, presque un hymne national s’appelait « l’Orient est rouge ». Or, cette fois, la Chine voit, avec beaucoup d’appréhension, un autre foyer s’embraser et rougir, à l’Ouest toute cette fois : la révolution libertaire de l’Egypte et de la Tunisie tentant de briser leurs chaînes, et maîtrisant enfin leur peur de la mort, torture, et prison par leurs régimes autoritaires .
Si je reviens aujourd’hui au sort de l’Egypte pour une troisième et dernière fois -promis!), en ce blog consacré à la Chine et à ma vie chinoise, c’est que cet épicentre du monde arabe occupe le centre des préoccupations du monde entier. Et qu’il me semble dévoiler bon nombre de scénarios d’avenir, encore occultes hier. L’Egypte est donc une mine de clés sur le pays qui nous intéresse, et je veux à présent les déterrer, les nettoyer et polir, en attendant de chercher les serrures correspondantes à Pékin ici même.
Entre Noël et Nouvel An, entre le Caire et Abou Simbel, nous avons vu un pays au niveau de culture très supérieur à celui de sa prospérité économique, et en infini déclin qui faisait planer une ombre romantiquement funèbre et menaçante sur l’humanité. Comme si Levi Strauss avait eu raison d’affirmer que « nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles« .
Chaque jour de notre séjour nous a permis d’approcher une population invariablement aimable et non-violente, peu porté e l’agression, à la limite incapable de se défendre. Certains se sont montrés filous (ceux pour qui nous étions des touristes anonymes et hors de leur cercle d’amis ou de gens présentés et de leur cercle), mais cogneurs ou violents jamais. Par rapport à cela, les dérapages dont viennent de se rendre coupables les nervis de Moubarak contre les manifestants de la place Tahrir, sont prometteurs d’un véritable traumatisme collectif, car la violence n’est pas traditionnelle en Egypte.
au souk du Caire, un bijoutier se cache dans son antre doré
un pays qui cache son humiliation par l’humour, politesse du désespoir
On aurait pu attendre de l’arriération de l’Egypte, incompatible avec sa prétention au rôle de phare du monde arabe, un sentiment général d’humiliation : or, j’a cru découvrir qu’elle existait bien, mais occultée par tous, dissimulée par la gracieuse magie de ce peuple, derrière le voile de l’humour et de la politesse, le sens de la blague et de la dérision. Elle était aussi présente dans le laisser-aller généralisé sur tout le domaine public : les ordures dans la rue, les maisons presque toujours inachevées avec leurs poutres de béton aux ferrures apparentes- afin, m’a-t’on expliqué, de ne pas s’acquitter de la taxe sur les maisons terminées. Ainsi que dans le voile chez de nombreuses femmes (la renonciation au plaisir de plaire), et chez les hommes, dans la répétition morne du « inch allah », l’affirmation presque grotesque que seule la fatalité était cause de leurs misères. Bras baissés d’un peuple n’ayant depuis l’ère des Pharaons jamais reconquis son libre arbitre. Jusqu’à Nasser, l’Egypte n’avait jamais été son propre maître, mais occupée par les Grecs (Alexandrie), les Romains, les Chrétiens, puis par l’Islam qui lui prit jusqu’à sa langue (dont seule subsiste des bribes chez les Coptes chrétiens), puis par les Turcs, avant de finir sous un protectorat britannique où la France et les autres puissances européennes n’étaient pas absentes.
Il y avait eu certes l’indépendance. Mais en quise de liberté, elle avait jeté le pays sous le joug d’une puissante armée, d’une police secrète hors pair, pour le plaisir des trois nouveaux pharaons, Nasser, Sadate et Moubarak. Par rapport à l’ère coloniale, le régime avait gagné en corruption et en violences larvées, ce qu’il avait perdu en compétence administrative, et en capacité d’attirer les investissements.
Il y avait à tout le moins la stabilité, le temps infini, les 40 siècles qui nous contemplent du haut des Pyramides, ce qui n’est pas un mince avantage. Aussi, entre les fêtes que nous organisèrent nos amis, les sublimes visites d’antiquités et les petites péripéties de notre voyage, nous avons complètement zappé cette réalité, que ce pays se trouvait au bord de l’implosion. Et pourtant, ce n’est faute d’avoir eu sous nos yeux des signes d’alerte, bizarreries qui auraient pu nous mettre la puce à l’oreille :
-au Caire, les transports sont pitoyables et les embouteillages quotidiens, homériques. Plus encore, quand Moubarak sortait de son palais, par exemple pour se rendre au Parlement, ce qui se produisit durant notre séjour: alors, durant les cinq meilleures heures de la journée, toute la capitale avait été paralysée par desbataillons de policiers en uniforme ou en civil, plantés à chaque 10m de son parcours, le dos même tourné à la route, afin de détecter les snipers. -précuation utile, mais montrant au passage à quel point le dictateur était haï.
De son côté, Moubarak n’avait pas même soupçon du bouleversement que provoquait son escapade hors du palais : homme coupé du monde. Pharaon.Dernier empereur…
-quand nous visitâmes Abou Simbel et les merveilleux sanctuaires troglodytes découpés dans la falaise, déplacésdans les années ’80 par l’Unesco, nous parcourûmes à bord de notre taxi les presque 300km du parcours, en convoi : discipline réglementaire depuis 13 ans, après les frappes terroristes qui avaient endeuillé la haute Egypte. Mais une fois dans la caravane, nous eûmes la surprise de constater l’absence de tout véhicule d’escorte, de militaires armés, ce qui me semblait être le seul sens possible à ce déplacement collectif sécuritaire. Au contraire, sur la route, le relâchement était complet. Les quelques 200 véhicules se doublaient à qui mieux mieux et dépassaient allègrement la vitesse limitée à 110km, voire 90 : en fait, nous roulâmes constamment à 120 voire 130. Ce qui explique l’accident épouvantable dont furent victimes quelques heures avant notre passage, 9 touristes américains: leur bus tenta, à 4h 15 du matin, d’en doubler un autre par la droite, sans se rendre compte qu’un camion chargé de 40t de sable était au repos sur cette bande d’arrêt sans éclairage comme il se doit. Je me rendis compte alors que cette caravane sécuritaire était un simulacre, et que les règlements n’étaient pas plus respectés que l’administration et le régime qui les édictaient.Tout était foutaise, pour tout le monde. Personne n’y croyait. Mais tout le monde donnait son petit coup de chapeau à l’empereur.
-la nuit du Nouvel an, au sortir d’une messe à Alexandrie, un intégriste islamiste se fit sauter, une guirlande de TNT en ceinture ourlée de boulons déchiquetant 21 coptes. La communauté chrétienne réclamait la démission du ministre de l’intérieur, dont le vigile débraillé n’avait rien vu venir (et n’aurait de toute manière rien pu faire, avec son flingot hors d’usage). Le gouvernement traita la requête par le mépris, arguant du fait que ce n’étaient pas les chrétiens qui était visés, mais l’Egypte entière, et l’assassin était commandité depuis l’étranger. Cette fin de non recevoir nous était apparue à nous, témoins extérieurs, pleine de cruauté envers la communauté endeuillée, et en rien adaptée aux circonstances. Cette réponse-là nous avait semblé le plus proche signal d’une fin de règne.
Or la Chine, face à cette vague montante et déferlante de foules arabes contre leurs despotes, s’applique à censurer toute nouvelle, à l’exception des actes de pillage et de vandalisme, et de l’insécurité croissante qu’elle explique comme le juste châtiment attendant ceux qui osent contester le pouvoir de leurs maîtres. Quoiqu’il soit déjà établi à cette heure que les désordres du Caire sont le fait d’agents provocateurs et de policiers proches du régime mourant.
la démocratie, c’est comme le sida : un vice étranger, contre lequel la Chine est immunisée
Mais je comprends le régime chinois et son incapacité à réagir : victime de son passé, et d’une culture élitiste faisant de lui le centre exclusif de son univers.
A notre arrivée en Chine en 1987, le Sida commençait tout juste à pénétrer en ce pays, transmis le plus souvent par les Hong Kongais venus s’amuser avec les prostituées de toute l’Asie puis en Chine, et par les cadres et hommes d’affaires Chinois suivant leurs traces. Or, à l’époque, l‘administration sanitaire nous avait imposé un test anti Sida, comme à tous les étrangers. Sans rien demander en même temps aux Chinois et « compatriotes » de la diaspora : implicitement, elle estimait le pays, la grande famille chinoise immunisée naturellement contre lui, par une rigueur morale supérieure. Ce qui fait que la Chine croit aujourd’hui avoir 750.000 séropositifs, mais pourrait en avoir 5 à 10 fois plus, avec un taux de progression galopant, heureusement aujourd’hui combattu de manière beaucoup plus efficace par le ministère de la santé, mais toujours sans accepter le soutien des organisations privées.
Vous voyez où je veux en venir ? Il me semble que la Chine d’aujourd’hui voit la démocratie, comme elle voyait le sida hier. Dans les libertés démocratiques,et les limitations que s’impose l’Etat face aux citoyens, la Chine ne voit que des faiblesses ridicules dont elle profite sans états d’âme. Le système gagnant, elle en est convaincue, c’est son centralisme démocratique, les décisions prises par un petit nombre de gens, sans presse ni justice autonomes ni partis d’opposition pour limiter leur liberté d’action.
Mais justement, voici que ces dictatures corrompues du monde arabe commencent à tomber. Prouvant qu’elles ne sont pas immortelles. Pour Pékin, ce sera évidemment un sujet d’études poussées à l’extrême, par exemple, sur la haine déferlante de la rue envers la police, ou sur l’efficacité du black out sur l’internet comme moyen de survie pour le régime autoritaire. Et pour les internautes chinois, c’est une aube qui s’annonce, un soleil qui ne se lève plus à l’Est, mais droit à l’Ouest, du Caire, voire demain, de tout le monde arabe : le monde à l’envers !
Voiici enfin quelques dernières photos prises sur le vif à travers l’Egypte :
regard en coin de la fille voilée, sur les boutiques impudiques
métro du Caire en construction : le tunnelier (mais pour l’heure, les travaux sont en panne, les expats rappatriés)
le chauffeur de taxi : « donnez nous des peugeot -les meilleures voitures pour nous«
même en Egypte, c’est l’année du lapin ! (photo prise au musée d’art islamique du Caire)
Publier un commentaire
DE SCHEPPER
7 février 2011 à 14:14Sauf erreur, la phrase sur les civilisations mortelles est de Paul Valéry et non de Levy Strauss ???