Je viens de déménager mon bureau de la résidence diplomatique de Jianguomenwai. En soi, l’affaire ne mérite guère mention – qui n’a pas déjà changé de maison ? ou de boulot ? ou de vie ?
Mais ce sont, sans en avoir l’air, comme tant de jours–grains de sable, 22 ans de ma vie qui viennent de s’écouler jusqu’à ce dimanche à travers le goulot étroit du sablier de ces murs, à y décrire, rechercher, analyser 22 ans de faits grands et petits de l’histoire chinoise. Depuis ces 90m2, j’ai envoyé des milliers d’articles radio ou de presse écrite, qu’ont lu ou entendu jour après jour des millions de gens entre France, Suisse, Belgique ou Canada. J’y ai reçu des collègues venus du lointain, en mal de savoir rapide sur ce pays, ou me demandant même, non sans candeur « quel est le scoop du jour ». J’y ai vu défiler les étudiants, puis les soldats de la place Tian An Men. J’y ai étudié les étapes et discours des secrétaires du Parti et premiers ministres à la file : Hu Yaobang, Zhao Ziyang, Jiang Zemin et ses 3 representativités, Zhu Rongji, Wen Jiabao , sans oublier Hu Jintao et sa société hamonieuse, et suivi à la trace des Bill Clinton, George Bush, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et bien d’autres. J’y ai déchiffré mes carnets d’interviews ou de conférences de presse, les propos prévisibles de centaines de ministres et autres gens importants qui tentaient, malgré leur jet-lag, de proférer des choses géniales voire simplement de bon sens, sur ce pays. J’y ai écrit, entre là et mon domicile, mes sept livres publiés sur la Chine. Tout un pan de ma vie, la meilleure part de ma carrière entre ces murs…
Des semaines avant le grand départ, nous avons commencé à faire les cartons, nous débarrasser de choses, négocier avec la Compagnie du logement le site du nouveau bureau, les travaux à y faire. Le déménagement a été confié aux mains de monsieur Wang, pensionné mais toujours au travail, d’une fidélité aussi indéfectible que son bricolage créatif. Or, quand on tient un blog – et en fait, quand on s’attelle à quelque projet d’écriture que ce soit, les plus humbles sujets, même son déménagement sont bons à prendre, à condition de se donner le temps de les remémorer et ressentir. Aussi je dédie à présent ce blog à ces quelques jours de tâche intense à transplanter notre outil de travail d’un point de la ville à un autre. Et je le dédie aussi à cette compagnie du logement diplomatique, où le journaliste étranger est aussi admis au nom du principe historique qu’un espion (ce que nous sommes, gens de média, en culture chinoise traditionnelle) est la moitié d’un ami, et en tout cas un être qu’il vaut mieux loger chez soi qu’en liberté.
Tandis que Brigitte, avec m.Wang et ses hommes, vidaient le bureau à Jian Guo Men Wai et chargeaient la voiture et le camion loué pour l’occasion, j’attendais, mettant la dernière main aux salles vides et fraîchement repeintes qui attendaient équipements et mobilier. Vers 10 heures, Brigitte m’appelait pour me dire qu’ils étaient en route. L’arrivée prit en fait une demi-heure de plus du fait de la rencontre d’un motard sur le périphérique, qui leur intima de sortir de la ville, les forçant à un petit détour avant de reprendre illico leurs rails initiaux, dès qu’ils se trouvèrent hors de portée du regard de la loi. Puis nous passâmes deux heures à décharger, monter les affaires, puis deux jours à les installer, nettoyer, réparer éventuellement, avant d’arriver à un résultat bien plus beau et neuf que ce que nous venions de quitter, nous dédommageant de l’horreur de l’inconnu.
Les années difficiles
Repassant mentalement le film de cette résidence que je quitte, les années de contacts avec cette administration, j’y trouve du sucre et du sel, du poivre et de l’amer, toutes les épices pour assaisonner une vie de travail, et à travers ses manières d’être et de nous traiter, un assez bon résumé de leur mentalité. Après mon arrivée à Pékin, en 1987, en sous-location d’un appartement de l’ambassade du Sierra Leone (c’était avant que la guerre civile n’aille ravager ce pays au demeurant souriant et truculent), pendant plus de deux ans, mes demandes d’un appartement légal furent simplement ignorées et oubliées. Le responsable de ces placements, ancien garde rouge grand et maigre francophone m’avait pris en grippe, pour une mystérieuse raison qui pourrait avoir été ma défaillance à lui offrir un petit geste d’encouragement. Quoiqu’il en soit, au premier jour, il m’avait porté sur la liste d’attente, à une position en centaines d’unités requérant une sérieuse dose de temps. Et un an plus tard, quand j’étais repassé le voir pour lui demander mon état d’avancement, il m’avait demandé, avec une pointe d’impatience, de lui rappeler le chiffre de départ. Après ma réponse, il m’avait congédié en m’assénant que la position était restée rigoureusement la même. Il fallut enfin que je menace, huit mois par la suite, de m’installer à demeure sous une tente sur le gazon de Sanlitun avec un panneau dénonçant « ici, journaliste accrédité avec femme enceinte, sans logement » pour que la direction m’en octroie un – en 48 heures, cette fois.
Un autre sujet d’épopée était celui des « a-yi », ces femmes d’ouvrage que nous devions obligatoirement recruter auprès de deux entreprises d’Etat, dont celle du logement. Elles coûtaient un prix fort, dont elles ne touchaient qu’une minime fraction, nous contraignant à négocier avec elles un complément. Elles étaient formées à dénoncer leurs employeurs en réunions politiques du samedi après-midi.
Si la compagnie du logement eut auprès de nous durant longtemps mauvaise presse, c’est aussi après que nous ayons découvert, quelques années plus tard, qu’un cagibi au rez-de-chaussée, était en fait taillé dans notre logis, en réduisant la taille. Vérifiant un jour l’appartement au mètre et à la calculette, nous réalisâmes que depuis le premier jour, nous étions en train de payer pour cette surface dans notre loyer. Plainte faite, on nous opposa d’abord un refus complet de nous entendre. Puis à ma grande surprise, à force de bruit, déplacements et plaintes en plus haut lieux, le contrat fut rectifié à la juste surface – mais jamais il ne me fut proposé le moindre dédommagement pour ces années de spoliation.
Incommunication
En général, cette administration nous donna l’impression d’une forme d’autisme dans son style de direction sans solliciter jamais l’avis des usagers. Comme la fois où nous avions déposé une pétition signée d’une centaine de riverains, sollicitant le réaménagement d’une aire de jeu pour les tous petits, celle-ci étant devenue trop dangereuse : dans les cinq jours suivant la remise, sans nulle réponse formelle, la direction avait fait démonter le portique litigieux, remonté en l’état (donc toujours aussi périlleux) 100m plus loin contre un dépôt d’ordures, et montait un nouveau mur d’enceinte, taillant des trois quart le gazon devant les logements pour en vendre la surface à des promoteurs, pour une série de bars et restaurants le long de notre résidence. Il faut dire, pour expliquer cette absence de communication, que ces quartiers diplomatiques pékinois sont propriété d’une nébuleuse d’intérêts différents parmi lesquels l’armée, le ministère de la sécurité publique et la mairie. Chacun surveillant l’autre, jaloux de ses prérogatives, ce qui ne facilite pas la transparence.
Ces dernières années, l’administration de la résidence fait des efforts nouveaux pour apprendre à communiquer, organisant une fête nocturne en début d’été, un exercice anti-incendie, et tentant par pamphlets en chinois et anglais, de former leurs locataires originaires des 5 continents, aux économies d’énergie ou au recyclage sélectif des déchets.
Sécurité
Un peu curieuse, l’obsession sur la sécurité, qui ne s’est jamais abattue, au contraire. De simples gardes à l’entrée, on est passé à une double barrière (une électrique, une manuelle), une fermeture à carte magnétique à la porte de chaque immeuble et bien sûr, les serrures de nos appartements. Le tout agrémenté de patrouilles quotidiennes de gens de différents corps de sécurité (police armée, vigiles) tandis que quelques dizaines de caméras de surveillance reliées à un poste central permettait de scruter la résidence jour et nuit (partout éclairée de nuit) sous toutes les coutures, y-compris dans les ascenseurs. Mais pour parler franchement, ce haut degré de sécurité nous convient totalement, nous permettant de dormir sur nos deux oreilles. Au demeurant, mis à part quelques portefeuilles chapardés au marché du samedi ou au Yaxiu, le bazar aux vêtements copiés à prix imbattables, la capitale chinoise offre un des meilleurs indices de sécurité au monde, infiniment supérieur à celui de Paris où j’ai vu un jour des bandits en moto arracher un sac à main. Il n’en serait pas de même hors de Pékin, dans les banlieues où végète toute une plèbe arrachée à sa glèbe et interdite de séjour dans la ville… La population de Pékin étant soigneusement passée au crible, sur les routes comme dans les gares, on n’entre pas dans Pékin comme cela.
Serviabilité
Pour revenir à mon rapport avec la compagnie des logements diplomatiques, j’ai fini au fil des ans par me réconcilier avec elle, les yeux grands ouverts, en lui reconnaissant les qualités qu’elle a su déployer au-delà de ses bizarreries ou douteuses attitudes. Ainsi j’ai reconnu et apprécié le point d’honneur mis à servir les clients, déployé à un point parfois impensable en Europe, associé à une méticulosité excessive. Ces dernières années en tout cas. Il est loin, le temps où sur le site de San Li Tun, régnait un restaurant lugubre et mal tenu que les journalistes de l’agence Reuters, à l’époque installés eux aussi en ces murs, appelaient « the greasy spoon »et où les cafards grouillaient joyeusement sur les paillasses. Tous les jours, les bâtiments sont nettoyés de l’intérieur, rampes d’escaliers, marches, murs et même l’intérieur des caisses à extincteurs à chaque étage. A Jian Guo Men Wai, la structure et la couleur des murs changent plus souvent qu’à leur tour, du fait des revêtements successifs de matériaux apportés à force d’échafaudages, pour préserver l’énergie, murs calfeutrés et doubles vitrages. De peinture pour raviver le rouge de la brique et le blanc des balcons. Dehors, des entreprises de jardinage viennent au moment des fêtes poser leurs parterres de pots de fleurs chatoyants. Par contre, l’administration n’a jamais trouvé bon de créer une piscine ou un club de gym…
Sous l’angle de l’énergie justement, ces quartiers sont en pleine contradiction, prétendant épargner chaleur et électricité, mais maintenant le chauffage central à la folie l’hiver, avec une température moyenne de 26° même par moins dix , tandis que l’été sous les climatiseurs à fond, les économies d’énergie sont illusoires. De même, comme l’eau chaude est à volonté sans compteur pour pénaliser le gaspillage, la résidence surconsomme énormément, dormant sur ses décennies de mauvaises habitudes jamais épinglées ni remises en cause. On peut d’ailleurs se demander si ces aménagements permanents, extrêmement chers et jamais amortis n’auraient pas un but politique : l’homme de la mairie en charge du dossier, pouvant se targuer d’avoir renforcé par ce travail énergique l’honneur de la nation, et/ou touché ainsi qu’une liste d’autres une commission sur ces contrats publics.
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Epilogue :
Après avoir revu une dernière fois mon appart-bureau vide et dévasté, aux murs défraîchis, aux rares meubles ou objets que nous abandonnions, la remise des clés s’est passée avec une jeune femme souriante en tailleur gris. En échange de ces pièces et de quelques autres, elle me fit signer un papier, lequel me promettait implicitement restitution du reliquat du loyer trimestriel. Et nous nous séparâmes, elle vers son bureau, moi vers ma nouvelle vie – à l’instar de Jacques Leclerc de Sablon, le secrétaire général démissionnaire de la Chambre de commerce, à qui je cède volontiers le mot de la fin : « j’aime les commencements » !
Rendez-vous à tous ? l’année prochaine. Nos Meilleurs vœux.
Si vous appréciez ces lignes, Merci, de le dire. Une petite phrase fait toujours plaisir –comme un cadeau de Noël, tombé du ciel !
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Anne Ribstein
19 décembre 2010 à 19:39Bonjour Eric, bonjour Brigitte,
De cette campagne mayennaise couverte de neige et de soleil, en résonnance à votre changement de vie -de cadre de vie -, je veux vous dire ma pensée et mon affection entières.
Quelle précision et quelles nuances d’écriture, Eric
A très bientôt
Anne
Jacques Perreault
20 décembre 2010 à 12:25Cher monsieur Éric Meyer,
Je suis toujours heureux de vous entendre sur Radio-Canada.
Ce qui déclenche mon commentaire c’est que je partage avec vous les affres et émois du déménagement. Amoureux de la Chine, je savoure vos commentaires, votre plume rigoureuse et sensible.
Donc, je souhaite pouvoir vous suivre longtemps dans la description des envols du dragon et des phénix. La dentelle rhétorique accueille dans votre prose de riches et nombreuses perles poétiques et les allusions savoureuses cotoient la précisions des détails de la vie quotidienne et contraintes économiques.
Merci pour cette écriture artiste, doublemement informative, par la pertinence et l’expressivité évocatrice.
Je tiens à vous souhaiter Joyeux Noël à vous, votre famille, et bonne Nouvelle Année 2011 !