Sur le toit en terrasse du Keylany Hotel (lieu aimable et serviable, quoique vieillot et mal conçu) au cœur du souk de la ville d’Assouan, un Chinois d’une trentaine d’années en jeans et en T-shirt aurait l’air d’un parfait touriste, s’il n’arpentait l’espace, gesticulant et parlant fort dans son téléphone portable, dans sa langue,en ligne avec sa patrie. Sans excessive discrétion, il déambule de gauche à droite de la tonnelle à la mini-piscine, marquant ainsi son territoire sonore, insouciant des autres voyageurs en plein petit-déjeuner sous le ciel rose de cette aube de décembre.
A vrai dire, ces autres passagers du silence ne souffrent nullement de l’indiscrétion du personnage, étant coutumiers de ce genre d’expansivité en public: excepté votre bloggeur, tous sont chinois, de plus tous en ligne sur internet, profitant du Wifi de l’établissement – qui sur son PC, qui sur son Mac ou son smartphone.
Donnant de la voix, l’homme continue à crapahuter furieusement, en rond dans sa cage, spécifiant, négociant, modifiant son affaire en cours – importation, assurance crédit, chantier, partenaires… les autres font de même, mais en mineur, sur leur clavier.
Dans ma tête alors, de façon saugrenue vient se superposer à cette scène une autre image qui est son négatif photographique, ou contrepoint : le souvenir de missions groupées d’affaires de patrons de PME européens (français, belges ou suisses) en Chine, voyages très régulièrement organisés par des ministères, agences étatiques ou chaînes internationales de commerce de détail. Invariablement, elles se déroulaient avec les mêmes étapes, selon les mêmes rites. Les deux premiers jours (soyons généreux), c’étaient les groupes de travail ou séminaires, où ces entrepreneurs expliquaient avec plus ou moins de talent ou de fougue leur produit et leur service, à l’aide d’un diaporama, fort encadrés par leurs organisateurs veillant sur eux comme des chiens de troupeaux. Puis à peine le programme officiel bouclé, ils étaient soulagés, contents, à table tous ensemble derrière une bonne bouteille de vin, à la bonne franquette à échanger leurs impressions avant de repartir cette fois du bon pied à la découverte touristique du pays : à nous, la Cité Interdite, la Grande Muraille, le Temple du Ciel, sans oublier l’inévitable halte à la « rue de la soie »…
Sans s’en rendre compte, ces deux groupes chinois et européen, déplacés au bout du monde, offraient donc des attitudes diamétralement inverses. Le Chinois était homme d’affaires déguisé en touriste, et l’Occidental le voyageur en villégiature, sous les traits d’un businessman. Le premier poursuivait sa mission avec rage, passion et détermination totale. Le second suivait la sienne sans illusion. Et si je me demandais quelle racine nourrissait ces démarches, la réponse m’apparaissait immédiate : l’Occidental se retrouvait en fin de course de son cycle industriel abouti, tandis que le Chinois, démarrant dans la vie sans sécurité sociale et devant se battre contre tous pour accéder fut-ce au baccalauréat, démarrait une reconquête du monde : encore à s’échauffer et à se masser les mollets au camphre et au menthol avant de s’élancer sur la cendrée.
Egypte éternellement pauvre
L’Egypte est un pays pauvre et sublime, qui n’a pas bougé depuis 30 ans, à mon premier passage. Les ruelles du Caire ont gardé leur terre battue, et l’eau et l’électricité ne sont pas partout présentes. Manifestement un âge d’or de croissance du Caire a eu lieu de 1900 à 1950 environ, dont témoignent les artères splendides et les hôtels de maître signés du Baron belge Empain, sur Heliopolis et le quartier chic du bord du Nil de l’île de Zamalek. Mais tout cela, faute d’entretien, roule doucement mais surement vers l’insalubrité.
Durant notre périple, hôtels et restaurants se sont avérés vétustes dès la construction, sans ascenseur et mal finis. On y sent aussi l’hypocrisie culturelle –alcool indisponible partout, sauf à condition de s’entendre avec le serveur, bouteille dans un sac en papier et sous la table, ce que plus d’un ferait ici.
Pourtant, tous les résidents, l’affirment et je ne les démentirai pas : en dépit de ses lacunes et incompétences, il se passe tous les jours, tout le temps quelque chose en Egypte, Le pays est magique et merveilleux, plein de mystères et de vie, et de gentillesse et de chaleur humaine. Les gens y ont tous, du plus érudit au plus inculte, un goût esthétique, qu’ils expriment à travers leur paysage. Certains sont roublards voire indélicats, mais cette société ne tolère pas le vol avec violence – et lynchent sans état d’âme le pickpocket malheureux.
Et nous Français, ressentons immédiatement à leur contact une bouffée de cousinage entre Islam et Latinité, de connivence et de bien-être ensemble. Gentillesse et hospitalité sont totales, aussi intenses que la tentation chez l’homme de la rue, de gruger l’inconnu.
C’est un Etat qui peine à avancer, pourri de corruption et de passe-droit. Les livres lus sur place, comme « la maison Yakoubian » de Al Aswani (traduit chez Actes Sud) racontent assez l’oppression et la désespérance de tout le petit peuple, à commencer par les femmes. Les élections qui viennent d’avoir lieu ont été détournées par Hosni Moubarak le président de 84 ans, qui tente après plus de 20 ans aux affaires, de se faire remplacer par son fils sexagénaire. Au Caire, m’a été cité par témoin direct, le cas d’une urne de vote bourrée de 150 bulletins par des barbouzes en lunettes noires, costard-cravate et le renflement du holster sous l’épaule, sous les yeux fatalistes des électeurs n’en pouvant mais!
Mais pourquoi ?
Pourquoi en ce moment même, l’Algérie, la Tunisie, l’Irak, l’Afghanistan, le Pakistan sont au bord de l’effondrement, comme l’Egypte semble proche de le faire ? Pour moi, rejetant toute causalité de racisme,il faut chercher la cause dans l’Islam, tel qu’il a évolué aujourd’hui.
L’Egypte que je viens de voir, comme tous les autres pays où cette confession est majoritaire, pratique une rétention de pensée aboutissant à la disparition de vérités et à la dictature d’un groupe, d’une idéologie sur l’individu.
En Egypte, la première victime est la femme, librement autorisée à porter des tenues longues et noires, et le voile tout en demeurant au foyer et la poussant invariablement vers la surcharge pondérale et la multiple maternité, ce qui est une catastrophe pour cette société incapable de s’enrichir. Pour insister à étudier, à rechercher un emploi et faire carrière, il faut beaucoup de courage, que beaucoup n’ont pas : de la sorte, le voile a conquis la majorité des femmes, même des plus jeunes en ce pays (à partir de la puberté).
Soyons lucides et courageux – sans pour autant nous cingler de verges: à cette aliénation, à ce dérapage de l’Islam, la faute nous en revient forcément à nous aussi, Occidentaux. puisque durant 130 ans, la France, l’Angleterre, l’Europe ont eu la charge de ce monde, qu’elles ont administré et éduqué. Le divorce qui s’en est ensuivi, est pour partie de notre responsabilité, comme tous les divorces. La faute a été de n’avoir pu insuffler localement l’égalité ni la fraternité, ni la confiance en sa propre destinée. Or, l’Occident en cette région du monde, achève de tirer son unique cartouche : son rôle semble terminé.
Reste cette Chine qui débarque avec PC et téléphones. Elle a les ressources, l’argent, les travailleurs, les techniques digérées et repensées pour faire moitié moins cher. Combien de temps faudra t’il encore pour que débarquent 20 à 30000 Chinois en cet Assouan d’un demi-million d’habitants, pour dessiner et construire les bons hôtels qui manquent ? Les écoles, zones industrielles pour mettre au travail cette population semi désoeuvrée ? Exploitant les carrières, l’eau, défrichant les fermes géantes dans le désert et les bassins d’aquaculture ?
La Chine a de plus, pour ce faire, un argument supplémentaire, un atout encore jamais vu dans l’histoire humaine : par son entonnoir aux milliers d’embouts, où elle déverse par millions ses hommes et par milliards ses euros, elle pénètre progressivement, parallèlement tous les continents de la Terre. En sorte que faute d’avoir un coin où se réfugier, aucun n’échappe à sa nasse, tous perçoivent également la progression de son influence, et peuvent d’autant moins s’y soustraire qu’elle les dépanne financièrement, faisant taire les critiques.
Non que je souhaite tout cela. Simplement, pour être honnêtes, nous devons aujourd’hui encore affirmer la vieille devise sportive, « que le meilleur gagne » – même si nous ne sommes plus les gagnants.
Et d’ailleurs, la force de la Chine et notre faiblesse n’ont pas été déterminées l’an passé, mais par un faisceau d’attitudes et de décisions remontant à … mettons 30 ans en arrière. Comme le suggère cette dernière découverte durant ce voyage : le nombre stupéfiant des Peugeot 504, qui restent héroïquement sur les routes après 40 ans de service, portes ressoudées, pneus rechapés, cylindres réalésés, sièges retapissés, rétroviseurs de bric et de broc, tous les compteurs en panne depuis des décennies. A Louxor, le chauffeur de taxi qui nous avait pris de l’aéroport me confiait, à bord de sa vieille 504 : « on achète toujours plus de voitures japonaises, et maintenant des coréennes et des chinoises. Mais on n’en veut pas de ces bagnoles, elles ne valent rien : donnez vous des ‘Picho’ : ce sont les seules, assez hautes sur roues, assez généreuses en volumes avec la galerie sur le toit pour les bagages, assez solides pour tenir durant des générations sur nos routes instables… Malheureusement, on nous les a prises»…
Il ne croit pas si bien dire : il y a plus de 20 ans, de passage à Pékin, un président de Peugeot m’expliquait fièrement que la firme transférait en Chine la « licence mondiale de la 504 » tout en retirant le modèle des chaînes de Montbéliard.
Ce choix technologique avait un sens à court terme, flattant la clientèle riche d’Europe en leur offrant des modèles plus légers, confortables, aux lignes plus modernes et à obsolescence intégrée. Par contre, les Egyptiens, toute l’Afrique était sacrifiée car l’usine chinoise produirait moins bien, trop peu, trop cher et à trop grande distance pour que ces 504 made in China reste à leur portée. Quant aux Chinois, j’avais pu vite me rendre compte qu’ils ressentaient cette délocalisation par Peugeot comme une insulte : la Chine n’était pas une sous-préfecture, et elle n’acceptait que les technologies et modèles les plus récents, ce que la concurrence de Peugeot, VW en tête s’empressa de lui donner. Ainsi, faute de clients, la filiale de Peugeot-Canton fermait plus tard ses portes, l’usine était cédée pour une bouchée de pain à Honda… qui allait en tirer de l’or. Mais ceci est une autre histoire… Et en attendant son impossible retour, le fellah égyptien voit dans la disparition de sa voiture fétiche un mystère aussi épais, que celui de celle des pharaons et de leur culture, ses propres ancêtres !
Le Nil à Assouan : marin nubien sur sa felouque producteur d’une étrange « laine » en pâte à crèpe au café, deux enragés du Back gammon
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Anna
24 janvier 2011 à 17:25Cher Eric,
Que de similitudes entre ton récit et ma vie Marocaine !
Ici aussi le « touriste » chinois est partout : tantot déguisé en homme d’affaires dans le quartier des grossistes, tantot sous les traits de jeunes chinoises aux tenues affriolantes se photographiant devant la Mosquée Hassan II, tranchant radicalement avec les moeurs locales…..Mais si ces tenues legères seraient d’un coup d’oeil classées comme « haram » si elles étaient portées par des occidentales, ici, on pardonne aisement aux ‘chinoués’, trop différents pour etre jugés de la sorte…
Pleins de bises à tous.