Chose promise, chose due : voici deux portaits de personnes pékinoises – rencontres de hasard mais fort en couleur, effectuées il y a quelques jours en moins d’une heure :
1° Comme toute la Chine, la capitale est infestée de taxis « au noir », voitures privées qui se mettent en maraude, au détriment parfois exaspéré des taxis légitimes qui eux, paient leur licence. Typiquement, le véhicule au noir est propriété du chauffeur, ce qui est rarissime dans l’autre cas. C’est son épargne, son gagne-pain, voire sa retraite. Son avantage est d’être plus moderne, de meilleure gamme et plus propre que l’équipage public, souvent sentant le tabac froid et la sueur, et à bout d’amortisseurs. Son inconvénient, qui fait que je les évite, est de coûter le double, et de n’avoir pas de compteur. Il se passe au demeurant des choses bizarres dans ce circuit, car à la porte de notre résidence pour étrangers, les taxis officiels ont déserté, depuis un an ou plus, et les « noirs » sont en faction. Partage de compétences que je soupçonne forcé par une autorité violente, police ou plus vraisemblablement mafia. ou les deux; car pour les officiels qui sont des crève la faim, abandonner volontairement ce marché en or s’il en est, n’a pas dû se faire de gaîté de coeur…
Jeudi dernier donc, j’attendais un taxi jaune et brun officiel, évitant studieusement les « noirs », attendant à la porte de cette résidence. Mais j’étais en retard, et un de ces clandestins en faction m’apostrophant, je lui dis ma destination. Nous finimes par nous entendre sur un prix moyen, 15 yuans, et je montai à bord. C’était un petit homme, jeune encore, au visage rond et poupin. Comme tous les Fangios à louer, il voulait bavarder, rompre le mortel ennui de sa morne existence par n’importe quelle banalité. Et voilà que nous parlons de santé. Manifestement, il craignait la mort, et souhaitait prolonger comme il pourrait son existence – dans l’espoir légitime d’en tirer, à la longue,un minimum de contenu,de sens à défaut de plaisir. Je lui soumets une liste de conseils simples, comme une alimentation plutôt végétarienne, pas de tabac, de l’alcool pas trop souvent. Quand je lui dis « 7 h de sommeil« , il commence à tiquer (tout en slalomant entre les files à travers un carrefour embouteillé) : « je n’en fais que 6 par nuit », avoue t’il, « trop de boulot ». et quand je lui livre la condition essentielle, « une vie heureuse, où l’on aime ce que l’on fait et ne se sent pas piégé« , là, c’est le silence dépité.
Mais tout de même : cette petite conversation à bâton rompu avait changé l’atmosphère du tout au tout. Me voici passé au statut d’ami, d’être respectable, capable de faire pour lui ce que personne ne fait jamais : lui prêter un brin d’intérêt. Lui donner de la valeur. C’était pour lui énorme, inespéré, bien plus que la quête de l’argent, ce pour quoi il avait été dressé.
Entrant dans son habitacle, j’étais un genre d’ennemi, en tant que client, particule d’un monde blessant et sans pitié, champ de bataille universel (je veux dire, sa représentation, comme je tente de la dresser, de l’univers des hommes en Chine socialiste). A présent, il me dévisageait avec sympathie, respect. Un peu comme à un père, peut-être.
Peu après, arrivant à destination, nous réalisâmes qu’aucun de nous n’avait de monnaie pour casser mon billet de 100 yuans. Et quand je lui proposai de reporter le paiement au lendemain, à la porte de la résidence, il fut spontanément d’accord, en confiance, tout en ajoutant cet aveu plutôt troublant : « vous les étrangers, vous êtes bien, sympa, j’ai jamais de problèmes avec vous autres… C’est seulement avec la Chine et les Chinois que ca va mal. Avec eux, ca finit toujours de travers« .
Ce que voulait exprimer ce petit gars, était l’image inversée de la Chine officielle : harmonieuse, confiante, unie. Il me fit penser à un roman de Salman Rushdie, « la honte », je crois, où la population se sentait en permanence écrasée par un destin qui lui échappe, par des règles dures et qu’elle n’a pas choisies, et qui s’en tire et survit par la gouaille et par la dérision, et par la méfiance envers tous. Aucune confiance à personne. Sauf dans les étrangers. Monsieur Tong (c’était son nom) avait bien sûr tort. L’univers des étrangers, et des expats est aussi plein de vices et de défauts que le chinois. Mais le grand écart entre la vision idéologique du pays par le Parti, et par le petit peuple était intéressant à voir.
2° Dans un cocktail de Chambre de Commerce (ne me demandez pas laquelle), je discute avec M…, francophone, amie de longue date, employée d’un groupe multinational.
Nous sommes donc debout, parmi quelques dizaines de participants, à l’issue d’une séance de travail, discours et présentations video. Les organisateurs,pour conclure cette séance, offrent des verres. Toutes les tenues sont formelles,cravates et costumes deux pièces sur chemises blanches pour les hommes (éventuellement à manches courtes, concession à la chaleur étouffante de l’été finissant), tailleurs pied de poule pour les femmes, parfois agrémentés d’une discrète broche. Les gens papillonnent et passent d’un groupe à l’autre, font leur networking. Lobbyistes ou avocats spécialisés sur le droit des société séchangent les derniers bons mots, ou discutent d’une affaire, règnent sur de petits groupes profitant de leur notoriété provisoire. Les autres, jeunes diplômés fraîchement débarqués, cherchant fortunes, sont prêts à vendre leurs forces à qui en voudra. En attendant, ils se positionnent et s’appliquent à faire acte de présence sur cette étape obligatoire de leur course à l’emploi. La plupart d’entre eux, d’ailleurs, faute d’un parrain ou d’un maître potentiel, restent à bavarder entre eux : le temps d’écluser un godet ou deux aux frais de la princesse, avant de s’en retourner vers leur bercail de fortune.
Tout le monde est en tenue sobre donc, et aux comportement compassés, parfaitement codés dans le moule… Sauf une fille que l’on ne peut manquer, à ses gestes, attitudes et couleurs voyantes à l’autre bout de la salle. Tâche de rouge sur fond gris, qui crie à tout va « regardez moi, regardez moi, et puis encore, ne me loupez pas« . De tout ce salon d’hôtel, je voyais obtempérer ces hommes d’affaires,
C’est une chinoise en robe de soirée à fleur rouge(vif) et blanc taillée fort courte par en haut comme par en bas, campée sur des escarpins à hauts talons. La demoiselle était plutôt petite, mais par son habillement atypique, avait su compenser ce handicap.
Comme tous les autres dans l’espace, j’avais été attiré par cette tâche de couleur unique, comme le clou par l’aimant. Mais à peine nos regards se croisèrent, que la fille fonça vers nous, et sans me laisser, ave M… finir notre phrase, m’adressa la parole, ignorant superbement M…, et dans un chinois simple et efficace, prit sa place : « Hi, I’m Moya, what’s your name« .
Dans la seconde qui suivit, sa carte de visite était tendue, et elle me réclamait la mienne. Je m’empressai de m’excuser de ne pouvoir le faire, prétextant fallacieusement que je venais de me déposséder de la dernière. Ma fin de non-recevoir était motivée par un souci d’autodéfense nourri par l’expérience, vis-à-vis d’une certaine faune chinoise hantant les cocktails de la capitale. Car dans Pékin, si vous remettez votre carte à des inconnu(e)s, vous pouvez être certains de vous retrouver inondés de messages et annonces indésirables sur toutes les adresses avouées sur votre carton : téléphone (messages enregistrés, de préférence anonymes automatiques sur le coup de trois heures du matin), textos et « SPAMs » en veux-tu-en voilà sur votre boite de courriels.
Tout ce petit manège de la « Moya », nous avait laissés, M… et moi parfaitement bluffés , nous échangeant des regards et perplexes. Celle qui s’immiçait ainsi dans notre échange, était à présent plus visible. Ses traits étaient sans finesse. Sa robe fort échancrée exposait environ 75% d’une poitrine plate et basse. Le détail qui m’apparut le plus étrange, fut l’échancrure au milieu du corsage : elle était sans ourlet, comme grossièrement découpée aux ciseaux à même le tissu de simple cotonnade, d’une robe faite à la maison, en amateur et inachevée.
Alors que je me faisais cette remarque, M… prit sa décision, et s’adressa à l’intruse dans un anglais ferme, pour dire : « Bon, et bien puisque c’est ainsi, je m’en vais. Vous venez d’interrompre notre conversation, vous ne semblez en rien gênée de votre attitude, je n’ai donc plus rien à faire ici« .
Je m’empressai de poursuivre avec elle quelques répliques en français, deux ou trois minutes, afin d’enfoncer le clou davantage et de la maintenir en attente hors de notre conversation – de partager avec M… son geste de contre-attaque ou de repousser l’ennemi. Tandis que la jeune chinoise, nullement vexée, se contentait de répliquer : « mais vous n’avez qu’à poursuivre votre conversation, je peux attendre ». Sous l’angle de la suceptibilité, elle semblait blindée d’un cuir d’hippopotame -je serais moi même parti depuis longtemps, aux premiers signes d’une telle rebuffade. Puis M… et moi nous saluâmes, et elle quitta la réception. J’avoue que j’étais curieux de savoir ce qu’elle avait de si important à me dire, pour nous charger ainsi si désespérément – et charger les hommes, pas les femmes.
Moya me débita son petit laïus sur son entreprise d’investissement privé, membre de la Chambre. Elle m’engageait à lui confier mon épargne, et se faisait fort de m’obtenir un rendement hors pair, voire une grâce complète d’impôts, suite à son officieuse manipulation de mes fonds via des transferts compliqués, emmêlés par des îles (Jersey, Vierges)… Tout cela était sans intérêt aucun – je ne la laissai pas même poursuivre.
Durant son numéro, se dégageait un autre message latent. La fille minaudait un peu. Comme si, en cas de sentiment de solitude ou besoin urgent de compagnie, on ne m’opposerait guère…
La plantant là sans autre, je m’en allai sur une impression curieusement proche de celle que m’avait laissée mon chauffeur de taxi au noir de tout à l’heure : d’une personne très seule au monde, quoique sans doute très entourée, mais sans dialogue réel, et uniquement habitée par les valeurs inculquées par l’école et l’Etat : celle de soumission au message public, de droit de s’enrichir, d’absence d’altruisme, de jungle où tout le monde est tour à tour hyène et antilope à la fois. Sentiment d’une personne sans illusion sur son univers, et ne cherchant pas midi à quatorze heures, appliquée à se battre avec ses moyens du bord, pour assurer sa survie, au jour le jour… C’était le reflet d’un monde décrit début des années ’80 par le journaliste américain fox Butterfield, « alife in a bitter sea » (ku hai huozhe),qui en avait obtenu le prix Pullitzer. Il décrivait un univers d’un chacun pour soi sans foi ni loi, ni morale ni alliance, ni Dieu à qui se rapprocher. Par rapport à 20 ans en arrière, en dépit de la croissance et de la richesse accumulée entretemps, rien n’avait changé !
à bientôt : semaine prochaine : histoire illustrée d’une ballade à travers le vieux Pékin
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jeanne
12 septembre 2010 à 19:41Bonjour Eric,
Belle rentrée avec ces billets riches d’humanité.
Dans ma petite tête je relie « le retour aux sources » à « deux rencontres banales… » et « vide grenier d’étoiles ».
Dans les trois je vois le grand intérêt, que je partage, de lire librement et subjectivement son histoire, pour pouvoir être attentif à soi et à l’autre, dans les rencontres du quotidien.
Ce qui, à mon humble avis, est l’essentiel du présent de la vie.
Pouvoir saisir son histoire, les repères subjectifs de sa perception à travers le filtre de sa culture, pour être disponible,, dans l’instant , à l’autre, l’étrange étranger. Disponible, mais pas submergé…juste reconnaître la valeur de chacun.
Qu’il soit chauffeur de taxi, ou « tache rouge sur fond gris » dans un spectacle de « tenue formelle », ou voire.. femme pieds de poule en tailleur…
Je pense qu’au delà de la « société du spectacle » il y a une infinité d’humains un peu égarés dans le cinéma qu’ils se sentent plus ou moins obligés de faire, et d’aller au delà permet de vraies rencontres.
Merci pour ces trois billets
Anna
19 septembre 2010 à 02:51Bonjour à tous,
Superbe blog qui me fait revivre tant de moments….
Eric, ton témoignage résonne encore plus fort loin de la Chine.
Amitiés.
M&a
4 octobre 2010 à 21:51Bonjour,
Votre regard vous a probablement trahi et a surement attire la predatrice…
http://yiwuchine.wordpress.com