Ayi est parmi nous depuis près de 10 ans. Si ce terme officieux de « tante », appliqué à la femme de ménage en Chine du Nord a un sens, c’est bien en notre famille, car A-yi a vu défiler les années et grandir nos enfants, partir, revenir. Ensemble, par respect et confiance mutuels, nous avons tué le temps franco-chinois. Avec la discrétion proverbiale de ce pays, elle est restée toujours en arrière-plan, s’acquittant de ses tâches fidèlement, nettoyant et rangeant notre logis, nous inventant et préparant jour après jour notre dîner. Plus suggérée que déclarée, notre complicité est grande.
Au tournant du siècle, notre ayi précédente prenant un coup de vieux et devenant dangereuse du fait d’un sens de l’équilibre en voie de disparition, pour la première fois depuis notre arrivée en Chine, au lieu de nous fier à la compagnie des services diplomatiques (qui exerce un monopole de fait sur la fourniture de gens de maisons dans notre résidence), nous avions fait appel à une agence, en ville.
Très vite, la candidate annoncée, avait sonné à notre porte, petite femme énergique, aux yeux brillants, encore pleine de force. Pas si mal traitée : retraitée de son usine est-allemande d’électronique, n° 798, dont les locaux à Dashanzi, après sa faillite et celle de son pays, allaient devenir le célèbre complexe d’art contemporain. Assez fortunée pour l’époque, elle put s’offrir un appartement dans Wangjing, le nouveau quartier au Nord-Est de la ville.
En même temps, il y avait une pression sur elle, pour gagner suffisamment afin d’offrir, à son fils unique, un mariage correct et de suppléer aux forces déclinantes d’un mari atteint de défiscience cardiaque. Nous, étrangers, constituions une nouvelle chance pour elle – mais en même temps, une terra "incognita" – c’était la 1ere fois qu’elle travaillait pour une famille étrangère. Nous étions donc pour elle une planche de salut. Durant l’entrevue, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. J’avais perçu de ses mains tremblantes, ses phrases courtes et pleine de tension, sa peur de rater l’embauche : spontanément, je lui avais immédiatement dit de "se détendre", de "poser les valises", et qu’elle était ici dans un lieu sûr, sans chausse-trappe. Et le message était passé.
Elle nous avait prévenu, au départ, qu’elle était incapable de cuisiner. Comme c’était pour nous une clause importante, elle nous avait alors promis de faire « ce qu’elle pourrait » -elle comptait sur nous pour la former : ce qui fut fait.
Souvent, le lundi, quand la semaine n’est pas encore trop vive sous l’angle des événements et nouvelles, je reste travailler à la maison. Et tandis que je tapote sur mon clavier, voilà que sans complexe ni souci de déranger, elle entre dans la pièce pour se rappeler à moi d’un retentissant « Xiansheng (monsieur )", suivi de la question rituelle, "qu’est-ce que je vous fais à manger ce soir? ». Poussant un soupir jusqu’au plancher, je repousse mon clavier et me lève, en souriant. Ayi me rappelle ainsi le message impossible à ignorer que son heure est venue, et que mon article attendra plus tard. C’est l’heure où je lui communique une nouvelle recette ou un menu : quittant d’un soupir mes chères études, je lui apprends le poisson frit sauce hollandaise, l’épinard en béchamel, la lasagne, le spaghetti bolognaise, la quiche ou la pizza, des plats plus raffinés comme le saumon mariné à l’aneth, rillettes ou mousse au chocolat… C’est pour Ayi une heure de revanche sur ses amies, revanche sur son destin. Son patron à elle lui apprend des recettes. Quand nous plaisantons, nous imaginons de monter un restaurant ensemble. C’est la vie partagée, dépassant les cultures et les conditions.
S’étant prise au jeu, nous l’avons abonnée à une revue chinoise de cuisine, et suit dans les heures creuses les programmes culinaires sur CCTV. Ce qui m’étonne toujours chez elle, est sa capacité à simplifier nos recettes occidentales pour en tirer l’essence. Ayi fait l’impasse sur notre grammaire culinaire compliquée, pour arriver à un résultat approchant, primaire, mais qui économise les trois-quart du temps, voire des matières premières. Témoin, la moussaka que j’avais réalisée devant elle en trois heures (temps de griller et mixer l’agneau, de faire frire et éponger les lamelles d’aubergines dégorgées au sel, de faire ma béchamel, d’assembler tout cela avec le fromage rapé dans une terrine et de le repasser une heure au four aditionné d’une bonne dose de thym, de sariette et de majolaine tirée des flancs de ma montagne cévenole) : dans sa propre interprétation ultérieure, elle bazarde l’affaire en trois-quart d’heure, suivant un procédé que je ne veux pas savoir. Son résultat n’a ni le craquant, ni l’arôme de l’original hellène, mais il le rappelle quand même, et reste goûteux et léger, ayant sauté l’étape de la poêle et de l’huile d’olive. Finalement, je comprends mieux comment la Chine fait pour réaliser plus vite ses routes ou ses barrages, ses voitures ou motos dans ses usines, ses chemises par cargos entiers : en grillant les phases, en créant des raccourcis techniques, en digérant nos méthodes moulinées à travers son syncrétisme…
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Avant-hier, nous avons eu un échange qui m’a dérangé. Héloïse notre fille, depuis la France, avait glissé pour elle, dans son email, pour elle quelques phrases en chinois –les deux femmes sont très attachées, et ont une bonne complicité. Je lui ai donc lu son message, y-compris, cette question : « ton fils a-t-il une nouvelle petite amie » ?
Cessant de s’affairer, lâchant son balai, Ayi écouta le message avec plaisir évident, tout sourire, mais sans répondre à la question. Et comme je la reposais, elle se rembrunit un peu, pour me répondre que « non : impossible. Nous sommes trop pauvres, nous n’avons pas de voiture. Pour trouver une fille, c’est aujourd’hui une condition obligatoire. Pas de voiture, pas de fille. Elles n’ont pas de temps à perdre »…
On remarquera ici le décalage entre le concept d’Héloïse (« petite amie »), et celui de Ayi, pour qui à l’évidence le thème d’une fille pour son fils est une affaire sérieuse et de la plus haute importance. Une affaire qui échappait entièrement à ces jeunes, devenue affaire de clans. Là où notre fille parlait de compagne pour un temps, pour du bon temps, pour s’épanouir, donc d’une « copine », Ayi voyait une femme, un contrat, une descendance. Une utilité. Le résultat d’un investissement d’une génération et l’aboutissement de l’espoir de tout une pyramide familiale.
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Il me revint alors que Ayi s’était déjà plainte devant nous (ô, bien discrètement, en réponse à une question de notre part) de devoir trimer dur pour marier son fils, tandis que pour les femmes ayant une fille, la vie était inversement plus douce : toute la charge de l’établissement du couple – l’achat d’un appartement – repose sur les épaules du futur mari et de ses parents, ceux de la dulcinée n’ayant que le banquet à régler, et les installations matérielles. C’est le revers de la médaille de la préférence pour un fils unique!
Il me revint aussi qu’Ayi, un jour tout à trac, nous avait demandé de nous prêter notre voiture durant les vacances d’hiver, où nous quittions le pays, laissant la voiture au parking. Nous avions hélas refusé : notre voiture fait partie du domaine du difficilement remplaçable. La responsabilité légale en cas d’accident, de la part d’étranger dans ce monde autoritaire, n’est pas une affaire de moindre risque.
Mais le résultat était là : ce garçon depuis longtemps en âge de convoler, grandissait seul, en plein Pékin, faute de pouvoir aligner les 40.000 yuans (4000 euros) que coûteraient une voiture d’occasion de bonne apparence. Peut-être le fait de rouler notre « caisse » durant 15 jours avait une poulette à ses côtés, aurait suffi à convaincre les dragons de son bord, de la lui céder en partage ? Au passage, la voiture était un succédané de logement, que ce jeune pouvait encore moins s’offrir. Montrer la possession d’une voiture, lui aurait –peut-être- permis de passer dans la classe sociale primordialement supérieure : celle des fils à marier.
Un an en arrière, Ayi nous avait aussi soumis un autre rêve charmant : notre fille quittant définitivement la Chine pour s’en aller étudier en France, elle nous demandait de l’emmener avec nous afin qu’Héloïse qu’elle lui montre, de notre pays, les trésors cachés. C’était ce qui se devait dans une famille chinoise, le partage de tout, des peines comme des joies. Après nous avoir patiemment vu 10 ans faire notre départ chaque été, elle demandait à y être associée.
Faute de disposer au pays d’un logement propre où nous replier et elle avec, et pour d’autres raisons familiales, notre réponse avait été également négative.
J’avoue ici une pointe de mauvaise conscience : même après cette navrante découverte des conséquences de nos refus, nous ne sommes aujourd’hui pas plus prêts qu’hier, à lui confier notre voiture, ou à l’emmener en voyage – même si nous lui en offrons annuellement un, quelque part en Chine, plus modeste mais réservé à elle et à son mari. Même si religieusement, à chaque retour, nous lui offrons un cadeau de notre pays – un vêtement, un batteur électrique… Mais ce qui me frappe ici, comme un petit mystère de la culture chinoise, est sa capacité à soumettre ce genre de demande qui nous paraît énorme mais à elle semble tout naturel : comme dans une fratrie, comme dans un clan où tout est partagé, les moyens, comme les destinées.
Peut-être après tout, notre convivialité occidentale est-elle plus égoïste et moins partageuse que la chinoise ? Ou bien est-ce qu’entre Est et Ouest, à générosité égale, nous avons des méthodes, des clés de répartition incomparables et différentes ?
Au fait, me demanderez-vous, le garçon de Ayi avait au départ une copine – qu’est-elle devenu? Ah, mais voilà une bonne question et une bonne perspective, celle de regarder dans l’autre sens. La fiancée était de Fengtai, banlieue de Pékin, donc de l’extérieur, sans le bon "hukou" ou permis de résidence. Ses parents étaient donc d’une famille "torchon" et non comme celle de Ayi, pékinoise de souche, qui était "serviette". Et puis, ni culture ni manières : c’était Ayi qui s’était liguée contre cette jeunette, pas assez bonne pour le clan, plus que pour le fils.
Voilà : de victime, Ayi devient oppresseur. De ses souffrances, elle n’a rien appris. Mais qu’est ce que le coeur en ce pays? L’amour? Le sentiment? L’expression individuelle? Rien. Très en retard. Ils restent maltraités et peu encouragés, à l’image de cette Chine aux fortes attentes..
Ami(e) lecteur (lectrice), es-tu sur(e), cette fois, de n’avoir rien à contribuer à ce petit débat que je vous propose ? d’un débat entre nous tous, sur la qualité respective du cœur chinois et du français ? merci !
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Ruchon-Ferrier Monique
16 juin 2010 à 02:55merci pour vos articles qui dessinent et nuancent des horizons inattendus pour des relations singulières ; Seule la singularité est vraie ; vivre quelques mois parmis les chinois a renforcé ma conviction.