Bonjour bonjour,
Par un week end glacial, loin des températures de saison, je vous parlerai de deux choses : des quatre représentations cette semaine à Pékin de « A toi pour toujours, ta Marie-Lou », du Québécois Michel Tremblay, et de lâ²Editorial de Wen Jiabao au Quotidien du peuple ce jeudi. Deux sujets de nature si différente ! Lisez donc lâ²un ou lâ²autre, ou les deux suivant votre intérêt et n'oubliez pas - laissez s'il vous plaît un petit mot en sortant : çà coûte peu à faire, çà fait toujours plaisir, et çà peut rapporter gros !
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Imaginez un espace où les quatre protagonistes ont une place fixe, en carré, les deux parents devant, les deux filles derrière, une place quâ²ils ne quitteront pas de toute la représentation, sauf pour le dénouement où le père et la mère se lèvent pour l'affrontement ultime, taureau contre toréro. Dans son canapé, la mère Marie-Lou tricote interminablement en prévision du prochain enfant - pour dresser une barrière contre l'homme. Dans son fauteuil, Léopole le père ne se départira jamais de sa passivité - chair à canon de ses patrons, de sa maison, de son destin. Toute de noir vêtue, Manon tiendra tout du long le crucifix de l'église catholique, qui est la grande accusée. Carmen s'habille plus olé-olé mais sans vraie grâce, jeans coupé aux genoux et effrangés, bottes et chapeau de cowboy, plus par combat de survie, que par plaisir. Le décor est celui dâ²une cuisine québécoise vaste et plutôt pauvre, genre ouvrier des années â²50, relayé par une vidéo floue suggérant un crucifix. En principe, tel décor et telle scénographie minimaliste aurait dû induire lâ²ennui profond. A ma grande surprise, il n'en a rien été, tant la haine, la division, la solitude tinrent la salle sous tension. Dès lors, les jeux des visages et des mimiques prenaient le relais de ceux du corps. Tout était intériorisé. Il fallait se battre pour conquérir les sens, qui étaient ceux de la vie. Et la langue « joual », le lourd accent des « moué » et des « toué » des campagnes et de la banlieue montréalaise contribuaient à renforcer l'effet d'extranéité, sur un public habitué aux canons du "français métropolitain".
On finit par comprendre que les 4 personnages ne sont pas "pantoute" dans un espace physique réel, mais ne communiquent quâ²en pensée, ou par l'artifice du rêve. Les parents sont morts dâ²un accident de voiture 10 ans plus tôt dans des circonstances suspectes, après une nuit de lourde dispute dans la chambre matrimoniale. Les deux filles de 25 ans, Manon et Carmen, se disputent (comme les parents) sur lâ²interprétation du drame : Suicide + assassinat dâ²après Manon, simple malchance pour Carmen.
Ce qui se dévoile sur la scène, est la misère affective du couple, et une histoire dâ²une simplicité terrible : éduquée par sa mère dans la frigidité, rejetant toute sexualité comme affaire de "cochons écoeurants", Marie Lou a trouvé refuge dans la religion pour se refuser à son mari, à qui elle ne s'est (aban-)donnée en tout et pour tout que quatre fois en vingt ans, en comptant la nuit de noces. Léopold, gars grand et fruste, n'était pas mieux armé qu'elle pour affronter cette vie, et a trouvé piètre consolation dans la boisson à la « taverne » (bar réservé aux hommes, institution des campagnes canadiennes). Mais sans y briser sa solitude : pas de « chums » (copains) - il se saoule seul, dernier degré de lâ²aliénation. Qui est coupable ? Tout le monde et personne. Le temps et l'histoire. Cette pièce a été écrite  peu après "Huis clos" de Sartre où ⲓcontrairement à ce quâ²affirme la plaquette de présentation- il nâ²y aura pas de rédemption, et où lâ²enfer, câ²est les autres. Chez Tremblay, l'enfer, c'est plus directement lâ²autre. Une autre source évidente de "à ma Marie Lou pour toujours", est "mort de la famille", de l'anti-psychiatre David Cooper, monument des années '70 qui exprimait l'abhorration de la cellule familiale et des valeurs petites bourgeoises.
Mise en accusation donc : lâ²Ã©glise, alors en perte d'influence profonde dans le monde et surtout au Québec, où ce clergé, après y avoir sauvé la francophonie, voyait rejeter ses valeurs obsolètes, sa chape de moralité stricte. Dans les années â²70, Tremblay voulait « libérer le peuple »Ⲧ L'ennemi dès lors, cessait d'être l'anglais. ET le Québec, comme la France des années 1880-1960, passait par sa phase anticléricale, ne voyant plus dans le clergé qu'une source d'hypocrisie et d'aliénation.
Entre Marie-Lou et Léopold, il nâ²y a que haine et quâ²accusations. On débat sur tous les continents et toutes les mers qui font l'univers de ces pauvres gens: la télé miniature, les enfants (y-compris celui à naître), l'alcool, l'argent. Et souvent transparaît le fait que cette haine n'est que l'envers de l'inaptitude à l'amour, au bonheur que l'on s'était juré. Je suis soudain traversé de l'intuition que c'est moins l'autre que l'on déteste, que le désespoir, que le dépit de nâ²avoir pas su sâ²aimer à tous les sens du terme. En même temps, les munitions, l'énergie vitale, la force d'acceptation de la vie ont disparu de part et d'autre. Plus de æ´»å"huoli" (énergie vitale). Les mains tendues, de part et dâ²autres, sont rejetées. On va ensemble, mari et femme, presque fraternellement vers la mort.
Le sort des deux enfants est aussi intéressant. Manon, qui croyait que le père avait agressé la mère cette nuit, reproduit la folie de cette dernière : crucifix en main, elle balbutie l'imprécation de sa virginité sous cloche, hurlant pour avertir que personne ne la touche : la vie reste à la porte, coeur sacrifié. Tandis que Carmen sâ²est jetée dans le womanâ²s lib, les amants, un métier de chanteuse de rodéo ⲓ sans que Tremblay tente un instant de nous convaincre quâ²elle a trouvé le bonheur. Mais à tout le moins, elle, elle le cherche : elle est la seule, encore vivante, celle qui garde la chance de le rencontrer demain "au petit bonheur la chance"Ⲧ
En dépit de cette vision outrageusement amère, à la représentation de vendredi soir, à laquelle nous assistions, les acteurs ont été ovationnés par la salle comble, et rappelés trois fois. Un salut bien mérité. Le profit de lâ²ouvrageest parti à lâ²association des Enfants de Madaifu. A la sortie, une jeune femme dâ²une vingtaine dâ²années me demandait anxieusement : « mais est-ce vraiment uniquement comme ça, le mariage, 20 ans plus tard » ? Jâ²ai pu de bon cÅ“ur la rassurer. Un ami québécois dans la salle me disait que Tremblay était passé par des années de souffrance, ayant survécu à un cancer de la gorgeⲦ
Mais voila, toutes les histoires ne peuvent avoir un Happy End. Je me demande aussi si nous nâ²avons pas là la vérification du proverbe français vieux comme les latins, de "ut sementem facies, ita metes", ou "tu récolteras ce que tu as semé". François Villon, lui, disait : « comme on fait son lit, on se couche ! »
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La politique à présent : nous avons eu une énigme de belle grandeur ce 15 avril, avec l'Editorial au Quotidien du peuple, signé Wen Jiabao le premier ministre, intitulé « Souvenir de Yaobang, à mon retour à Xingyi ».
En apparence, il sâ²agissait dâ²un genre de blog, ou de carte postale à la famille, à sa grande famille chinoise dâ²un quart de lâ²humanité. Le Président du Conseil dâ²Etat, aux champs, faisait des vers, lors dâ²une inspection en province 12 jours plus tôt, à Xingyi dans le Guizhou sous la sécheresse.
A Yushu le 16/04, Wen Jiabao console l'orphelin
Il faut relever, au passage, cette pratique, extrêmement répandue chez ce régime, dâ²envoyer les plus hauts leaders se montrer partout. Wen était encore le 16 à Yushu dans le Qinghai (voir photo), pour le séisme qui vient de ravager la région. Et Hu Juntao le président, ne voulant pas être de reste, le suivait le lendemain, ayant écourté sa mission américaine. Cette habitude obsessive me semble due en fin de compte à la rivalité entre hauts cadres, ainsi qu'à l'impératif pour le pouvoir central, de se montrer autant que possible dans ces provinces qui n'en font qu'à leur tête, et à la tradition populiste du régime désormais orphelin de sa foi révolutionnaire, et privé de la légitimité des pays élisant leur leader : il ne leur reste, pour durer, que l'investissement dans l'amour des masses.  Enfin, je n'ai pas vraiment l'impression qu'un des buts de ces voyages en province, soit de s'informer sur elles : leur pêche en information véridique des terrains qu'ils visitent doit être assez mince, tant ces grands hommes sont protégés et séparés, tandis quâ²on tend sous leurs yeux des écrans de résultats éblouissants, comme dans Tintin au pays des soviets, faux semblants concoctés par les officines locales de propagande, qui assureront ensuite la promotion future des apparatchiks locaux...
Bref, Wen Jiabao à Xingyi le 3 avril, se souvient alors de son premier passage en 1986, alors quart de sous-fifre, aux côtés de  Hu Yaobang son maître à penser, Ex-Premier Secrétaire et à l'époque l'inventeur réel de la politique dâ²ouverture qui rendrait Deng Xiaoping célèbre.
Le texte de Wen est une discrète mais émouvante apologie de son protecteur dâ²autre fois. Sa date de publication au Quotidien du Peuple n'est pas anodine:le 15 avril 21ème anniversaire de sa mort, (d'une crise cardiaque lors d'une séance du Bureau Politique qui venait de le mettre en minorité). Cette mort avait choqué les étudiants de lâ²université Beida, qui décidaient dans la nuit dâ²aller occuper la place Tian An Men, déclanchant ainsi le Printemps de Pékin â²89, la plus grave crise politique du régime, dont il faillirait périr. Depuis lors, un Parti communiste profondément conservateur maintenait sur lui lâ²anathème. Câ²est donc une 1ère réhabilitation et une grande surprise. Pourquoi cette rupture du silence ?
   Wen Jiabao est une personnalité complexe, et je lâ²avoue, aussi attachante quâ²agaçante, par sa capacité à brouiller les pistes par l'alternance d'un humour faussement naïf, de perles de patriotisme pompier, d'une humanité et générosité désarmantes, d'un franc parler imbattable, et de la pire langue de bois.
Son passé est  résolument réformiste et idéaliste. Homme extrêmement capable et brillant, il a été lâ²aide de camp de Hu Yaobang ET aussi de Zhao Ziyang, les deux hommes de Deng Xiaoping sur lesquels reposaient la réforme. On sait maintenant de nombreuses sources que durant toutes les années â²80, l'équipe autour de Hu et Zhao, avec l'aide de jeunes technocrates aux idées larges comme Hu Qili et le soutien politique de Deng, préparaient une nouvelle Chine qui ne vit jamais le jour, débarrassée de l'économie planifiée, dotée dâ²Ã©lections, dâ²une justice et dâ²une presse indépendantes, d'une école et d'une santé efficaces parce que libérées de leurs entraves néo-staliniennes. Câ²est dâ²ailleurs tant dâ²audace qui causa la chute de Yu Yaobang puis celle de Zhao Ziyang, lors de révolutions de palais instiguées par une camarilla réactionnaire entre 1987 et 1989.  Concernant Wen Jiabao, à l'époque en début de carrière, on sait qu'il demeura du côté des réformateurs jusquâ²au bout , et la disparition de cette faction politique en juin 1989. Quelques jours avant la nuit du massacre du 3 juin, il était photographié sur la place Tian An Men à lâ²aube, avec Zhao déjà limogé, tentant en vain de convaincre les jeunes de retourner chez eux.
Dans cet éditorial, Wen adopte le ton de lâ²Ã©motion élégiaque, et sâ²y tient :
« Quand jâ²ai foulé cette terre et admiré ses montagnes et ses eaux, je nâ²ai pu mâ²empêcher de me rappeler ce voyage où jâ²accompagnais le camarade Yaobang ici 24 ans plus tôt. Lâ²Ã©motion celée dans mon cÅ“ur déferla et refoula comme une marée, et depuis, ne trouve plus la paix »Ⲧ
 Ton inattendu chez un premier ministre, non ? Plus tard, il raconte sa vie à ses côtés, et comment il participa à ses funérailles en â²89, puis se rendit sur sa tombe à tous les anniversaires. Comme dâ²ailleurs pour Zhao, décédé en 2006. Wen est aussi - probablement- l'homme qui aida Zhao à faire sortir de sa résidence surveillée vers Hong Kong la trentaine de cassettes enregistrées, lesquelles seraient publiées deux ans après sa mort, mémoires d'outre-tombe.
On le voit, Wen Jiabao est un homme fidèle dans ses allégeances : il nâ²a jamais renié ses idées de jeunesse, ni ses patrons une fois en disgrâce, même après leur décès. Ce qui ne lâ²a empêché, vrai survivant et génie politique, dâ²atteindre la plus haute carrière, dans un régime aux valeurs beaucoup moins séduisantes et opposées à celles de ses débuts. Je soupçonne ceux qui lâ²ont repêché, sous Jiang Zemin, dâ²avoir été sensibles à cette obstination dans la fidélité, croyant (à juste titre) y lire la garantie quâ²il ne les trahirait pas, pas plus que ses anciens patrons.Â
Cet éloge de Hu Yaobang serait-il téléguidé, signifiant un retour de lâ²aile réformatrice? Une telle lecture serait hasardeuse, gratuite -une offensive de qui, et contre qui ? Il n'existe aucune information sur un nouveau front réformateur qui serait rené de ses cendres et s'opposerait au glacis conservateur actuellement au pouvoir, dont Wen Jiabao est formellement le n°2, en tant que président du Conseil d'Etat. (je sais, on pourra me pinailler sur cette assertion, l'institution qu'il commande, appartenant au circuit civil et non au Parti).
A mon avis, les masses chinoises en savent encore moins que nous, les experts étrangers, sur le fonctionnement du sommet de lâ²appareil, et dâ²autre part, les opinions à ce niveau sont aussi floues quâ²informulées, la recettes de longévité du régime, tenant à cette incommunication systématique. On pourrait donc être surpris sur la réalité des opinions dans Zhong Nan Hai, concernant réforme, démocratie, Hu Yaobang etc. Tout le monde étant pour in petto, contre vocalement. En Chine, on appelle cela « montrer le cerf à la place du cheval », zhi lu wei ma.
Une autre hypothèse, si ce nâ²est pour le compte dâ²une fraction réformiste ressuscitée, serait celle dâ²un homme qui nâ²ayant plus rien à perdre, veut libérer sa conscience. Car pour arriver si haut, dans lâ²appareil socialiste, il faut montrer patte blanche, faire preuve formelle dâ²une fidélité indiscutable et définitive. Un Hu Jintao par exemple, secrétaire du Tibet à Lhassa, fait tirerl sur les moines et ce faisant, confirme définitivement sa sélection comme futur maître du pays. Mais à lâ²inverse, quand on se retrouve sur la planche savonnée, le jour où lâ²on a encore les rênes en main mais plus pour longtemps et qu'on est déjà en minorité, un tel jour, on peut tout avouer, faire le geste qui trahit la discipline de parti : câ²est ce quâ²Ã fait Qiaoshi à Paris dans une célèbre interview au Figaro, réclamant pour l'Assemblée Nationale Populaire (dont il était le Président) des pouvoirs démocratiques : quelques mois après, il était à la retraite. Il lâ²aurait été de toute manière, mais ainsi au moins, il restaurait son nom et son image dans l'histoire. Câ²est aussi ce quâ²a fait Zhao Ziyang en mai â²89, en approuvant lâ²occupation par les étudiants de la place Tian An Men. Il l'avait fait devant le directoire de la Banque Asiatique de développement, auditoire étranger : crime suprême, car s'il est une chose que le Parti ne pardonne jamais, c'est bien de laver son linge sale hors de la famille. Zhao aussi, venait de perdre la bataille face à Li Peng, une bataille capitale qui sonnaît le glas de dix ans de direction réformiste de la Chine. Aussi, en violant les règles du club communiste, il jouait son vatoutⲦ
Or, je note que Wen Jiabao lui aussi a été sévèrement critiqué ces derniers mois, pour sa gestion de la crise mondiale, pour celle des émeutes de Lhassa (2008) et dâ²Urumqi (2009), : pourquoi ne pas penser que lui même soit sur voie de garage, et publie cette homélie en faveur de Hu Yaobang, contrairement à la thèse officielle, soit comme chant du cygne, soit comme va-tout?
Je veux être honnête : cette hypothèse ne me convainc pas plus que celle du retour d'une fraction libérale. Wen a encore deux ans à tirer, et son bilan aujourdâ²hui est bon, avec un pays en pleine croissance et peu dâ²inflation : il restera jusquâ²Ã la fin de son mandat en 2012, suite à quoi câ²est pour lui la retraite de toute manièreⲦ
  Reste ma dernière hypothèse, qui se rattache à mes propos du début. Wen a les pouvoirs de sa fonction, comme un patron de multinationale a son Jet privé de service. Il a le moyen de payer tribut à un maître. Câ²est une de ses dernières innocences, la morale qui le maintient en vie, au milieu du monde malpropre et dangereux où il vit. Ce pouvoir de réhabilitation de son héros de jeunesse, il lâ²utilise arbitrairement, mais habilement aussi, évitant tout débat politique pour se cantonner dans le domaine du cÅ“ur et de la poésie, ce qui limite tout risque de retour d'hélice: il utilise son privilège de patron, en personnage a la fois roué et florentin, et romantique, et solitaire!
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michele emond
30 avril 2010 à 04:41bonjour, je viens de commencer «voir la chine» et curieuse, je vous fais cette petite visite et je tombe sur des nouvelles québécoises: à toi pour toujours ma marie lou, ne se passe pas dans la banlieue de montréal, mais au coeur de la ville, sur le Plateau des années 1950 ou 1960, quand les canadiens français mangeaient de la misère et crachaient leurs mots. Aujourd’hui, le Plateau est in, les personnages de Tremblay ont déménagé plus à l’est, leurs filles font des études, leurs fils décrochent des leurs. La banlieue, dans les villes nord-américaines, ce sont les riches qui y vivent, à Montréal, hors de l’ile, les anglophones sont à l’ouest et les francophones au sud et à l’est. au plaisir de vous lire