Il est un moment lointain dans mon adolescence, en classe terminale, dans mon lycée parisien. Jusqu’alors, j’ai « subi » les heures de philo, de français, d’histoire et géo, tous ces cours qui vous proposent une interprétation de l’univers, des règles scolaires, et avant tout, une masse affligeante de matériel à apprendre par cœur, qu’on ne maîtrise jamais qu’imparfaitement – dont on ne saisit pas la pertinence. Et on fait des disserts, et des rédactions, toujours poussives. C’est toujours imposé, et noté, et ca n’a pas de sens. C’est un monde gris, d’adulte, sans rien qui nous fasse palpiter, nous les ados, avec nos solitudes, nos affres d’amitiés et d’amour, nous émotions à fleur de peau.
Sauf justement ce jour là, jour unique, qui s’est annoncé comme tous les autres, avec ses routines et habitudes, mais qui s’est révélé unique dans ma vie. Rétrospectivement, je l’imagine comme de printemps, au soleil vif et frais, perlant à travers les limbes de l’hiver, les carreaux embués et les crocus pointant sous la pelouse. Je suis à ma petite table de travail, dans ma chambrette au second étage, entendant le merle par la fenêtre, planchant et rêvassant à un devoir. Et d’un seul coup, allez savoir pourquoi, le cours que je ressasse cesse d’être nul, passif, emprunté. Il devient Moi. Des phrases s’allongent, lumineuses, porteuses d’un sens impatient de sortir de la lampe. Des mots me viennent, qui ne sont pas ceux du prof. Je crois à ce que j’écris, pense, je le suis et je le prolonge et d’autres mots viennent, et soudain, c’est moi, et pour toujours, et je ne comprends pas pourquoi : tout ce foutoir et ce fatras d’élucubrations fatiguées du programme scolaire, est devenu moi, s’est prolongé en une pensée qui n’est qu’à moi, et ça s’emballe, et j’en suis jeune et naïvement fier, ne me doutant de rien, sauf du fait que je viens de naître…
Et pourquoi je vous dis cela?
A cause de la mélamine, et de la question qu’une lectrice attentive et fidèle pose avant hier : « est-ce que la catastrophe financière n’a pas effacé, éliminé de la surface du monde le scandale du lait teinté ?«
Quel rapport, me demanderez-vous ?
Tout simple : la Chine est ce jeune colosse ne se doutant de rien, naïf et natif, en train de découvrir ses forces et ses responsabilités, et en attendant, jouant à l’apprenti sorcier.
Récapitulons : début des années ’90, la Chine ne connaît, ni ne boit le lait – qu’elle ne peut, dit-on, pas même digérer, faute d’avoir en ses tripes la flore nécessaire.
Les géants mondiaux se précipitent donc pour lui apprendre la vie, et le lait : ils ont nom Parmalat, Kraft, Danone, Nestlé, Fonterra et plein d’autres. Ils veulent en ce pays, se créer un empire.
Mais l’Etat chinois a tiré son plan. Une industrie laitière, oui, étrangère, non. Il faudra ce lait, pour que les jeunes Chinois améliorent leur santé, et pour que les paysans obtiennent des métiers lucratifs, avec des produits transformés que des centaines de millions de gens achèteront en Chine tous les jours, sans parler, ensuite, des exportations. Il s’agit aussi de créer les raisons pour des paysans, de rester sur leurs terres – d’enrayer l’hémorragie des 15 millions de Jean Sans terre qui montent à la ville, gibier à usines. Dans cette filière-lait, Il y a, sous 20 ans, le meilleur marché mondial, de quoi créer un réseau commercial, une fortune entièrement nouvelle. Mais il serait inutile de la céder aux multinationales. Le pari de la Chine : qu’elle peut garder tout, et la technique des autres, et son marché !
Il faut donc faire venir les étrangers, oui, pour déployer leurs machines et leurs techniques, recruter des employés, cadres, technicien, commerciaux. Mais ce sera surtout pour former ces personnels locaux, les familiariser aux dernières techniques de collecte, de chaîne du froid, d’hygiène, de prévention d’infection, de transformation, d’emballage.
En même temps, partout, l’Etat subventionne et aide l’initiative locale, l’assiste juridiquement, techniquement, financièrement. Il lui prête des ingénieurs, lui recopie l’usine complète. Les compagnies mutantes naissent, sous l’aile protectrice des provinces, mi-publiques, mi-privées, tandis que les vaches jaunes du Shanxi sont inséminées par un sperme de taureau étranger, champion euro-américain de comice agricole. Il le dispense d’impôts, et jamais, ne va inspecter ses usines. Cela, c’est bon pour l’étranger. Lors du premier scandale des laits maternisés (de petites marques artisanales), en 2005 (une affaire qui causera déjà quelques dizaines de petites victimes), Pékin va même lancer presque immédiatement une enquête contre deux laits maternisés de Nestlé, accusé d’excès de iodine (ajoutée pour prévenir la maladie dite « IDD ») : l’intervention aura lieu juste au bon moment pour éviter que le groupe étranger n’empoche tout le marché…
Alors, l’un après l’autre, ces grands groupes découvrent, ébahis, que la concurrence locale fait en Chine la même chose qu’eux, à prix imbattable : glaces, fromage, lait, yoghourt. Et l’une après l’autre ferme, plie bagage, parfois pour de bon (Parmalat!). Seul Nestlé tient bon, par la poigne d’un chef germanophone redouté et admiré, qui forcera ses années durant tout son personnel à convertir ses WE en heures supplémentaires. Prix nécessaire pour résister au raz-de-marée chinois.
Puis arrive 2007, pour la planète entière, signe prémonitoire de la grande crise présente, et début d’une crise agro-alimentaire, où même pour de l’argent, l’on commence à manquer de tout : plus assez de blé, de maïs (la Chine déstocke cette année des volumes secrets mais effrayants, peut être 100 millions de tonnes et la moitié de ses réserves) ; plus assez de viande de porc, d’huile, de sucre, de café, et plus assez de lait.
En Chine comme ailleurs, les prix flambent, de 40% en moyenne, 80% pour le porc (où la Chine a connu, en plus de cette pénurie, la « maladie des oreilles bleues »).
Concernant le lait, le problème est que ces géants mondiaux nouveaux nés que sont Yili ou Mengniu, sont au maximum de leur capacité. Et que la demande monte de 20% par an. Comment faire ?
La solution est évidente, avec la protection nationale garantie contre les inspections : au niveau de la collecte, tout le monde va mouiller son lait, et pour compenser la différence de masse, rajouter cette mélamine, billettes de plastique de quelques microns de diamètre. Facile à diluer, et à digérer (si l’on en prend peu), ce qui n’est pas le cas des bébés (ils ne boivent, leurs premiers six mois, que du lait)… Le groupe Sanlu, n°1 national du lait pour bébé, est tombé dans ce piège. Il se vante, dans un clip publicitaire sur internet, d’avoir « produit en 20 ans assez de poudre de lait pour en tapisser le Sahara » -peut-être, à présent, regrette-t-il cette annonce maladroite.
Quand en province du Hebei, 4 enfants tombent malades de calculs aux reins, incapable d’éliminer ce magma de plastique de leur système, Sanlu obtient de la capitale Shijiazhuang de faire jouer la censure, sous prétexte de l’imminence des JO.
Puis à peine les Jeux terminés, le scandale éclate.
Le Conseil d’Etat s’y est probablement préparé, car ses actions sont rapides, précises et efficaces, sinon démocratiques.
Il offre la consultation, les soins gratuits à tous les nourrissons identifiés. Il en minimise le nombre. Aux dernières nouvelles, il en avoue 90.000 – mais à se fier à un volume de 12% de lait contaminé, ils devraient être 1,5 millions.
Par 5000 limiers, il fait inspecter toutes les firmes laitières, tous les magasins, et détecte 12% de firmes indélicates – parmi lesquelles presque toutes les marques-phares, à l’exclusion, semble t’il, de Nestlé, et de Wahaha.
Il fait arrêter une quarantaine de responsables, dont une majorité de comparses (ayant stocké, vendu ou mélangé la mélamine), mais aussi la vice présidente de Sanlu, celle ayant obtenu le silence sur le scandale – victoire à la Pyrrhus.
Il prépare aussi la seconde vie de Sanlu, sous un autre nom. Sans procès, mais de manière à indemniser les familles frappées en Chine, et à l’étranger – car San Lu exportait fort, vers l’Asie pauvre. Tous les cas de figure sont envisageables, de la reprise sous régie d’une firme ex-concurrente, ou du rachat par un directoire d’autres acteurs du secteur. Parmi les sept firmes locales s’étant déjà portées candidates, et des étrangères comme Fonterra (déjà propriétaire de 41% de Sanlu), ou comme Danone, aujourd’hui spolié du marché par Wahaha sa filiale félonne, mais qui de ce fait, jouit d’une excellente réputation, tous les groupes laitiers présents étant soupçonnés par la population !
Voici enfin le rapport entre cette Chine d’octobre 2008, en plein scandale laitier, et une quarantaine d’années en arrière, l’illumination de l’adolescent découvrant son passage à l’autonomie de pensée et d’écriture :
C’est que la Chine, elle aussi, vient de passer à un état adulte, et à l’age de la responsabilité. Son but n°1 a été atteint, la croissance. D’où l’obligation de sévir et de refuser ce qu’elle acceptait hier. Mettant un terme au n’importe quoi, aux copinages et aux chèques occultes. A présent, il lui faut décupler ou vingtupler la capacité de production de sa Mongolie Intérieure, qui est une prairie de la taille d’un demi Canada, et garantir la qualité.
Même chose pour ses grandes firmes, Yili et Mengniu qui doivent, pour restaurer leur honneur, prendre des mesures dramatiques. Elles promettent, avant fin de l’année, de ne plus collecter leur lait chez les fermiers, mais uniquement dans des centres agréés. Ce qui signifie l’importation et l’installation en catastrophe de centaines de salles de traite, et l’arrêt d’une autre pratique clandestine, le matraquage des bêtes à coup d’antibiotiques (pour prévenir les infections des mamelles), lesquels se retrouvaient en masse dans la chaîne des produits, et des organismes des enfants chinois. Tout le monde, dans le secteur, se trouve bousculé, étouffé : les plus faibles n’y résisteront pas.
Tout cela prendra du temps – mais la Chine vient de prendre un coup, et découvrir qu’elle ne pouvait plus aller de l’avant avec ses présentes manières de faire : l’heure est venue, comme malgré elle, de déployer ses ailes. Et ce que je vous dis à propos du lait, vaut aussi pour les fruits, la viande, et n’importe quelle production agricole, ou industrielle.
De quoi s’émerveiller, non, et aussi, s’inquiéter de voir de quoi les lendemains seront faits ?
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déguisement
19 août 2010 à 04:55Entre cela, les jouets aux peintures toxiques, les chaussures qui entraînent des malaises et les couverts en acier inoxydable qui rouillent au lave-vaisselle, pour ma part je préfère payer un peu plus cher et acheter fabriqué ailleurs – quand c’est encore possible.
fabrivant chinois
21 août 2010 à 23:59Vous savez, on dit que les produits chinois c’est de la mauvaise qualité. C’est vrai en france, car on leur demande de la merde pour ne pas la payer cher. J’ai acheté il y a 4 ans des chemises de marque chinoise à pekin, et le tissu est encore impeccable, il ne se froisse pas et a toujours sa couleur d’origine. Faut arrêter de prendre les chinois pour des sagouins, la qualité existe autant chez eux que chez nous, et sous des marques 100% chinoises. Commerce et profit oblige, on leur achète à bas coût, et donc de mauvaise qualité. En somme, on en a pour nôtre argent ! Et le problème du lait chinois n’est pas forcément pire que nôtre vache folle qui nous amènera à beaucoup la maladie de je crosfeld jacob.