Que mes fidèles lecteurs me pardonnent une semaine de silence, qui ne va d’ailleurs pas tarder à se reproduire. C’est cette fin d’hiver qui s’éternise et augmente la charge du travail. Ajoutez une semaine de congés, et voilà pourquoi votre serviteur est muet – sauf à ce moment que je saisis pour vous, pour vous conter les histoires de deux hommes qui jouent toute leur existence sur un coup, mettant dans la balance leur liberté pour s’offrir la chance d’une fortune milliardaire. Et puis ils perdent.
C’est la version chinoise à l’état pur, de l’art de prendre des risques. Sans tremper l’orteil dans la piscine, et puis se plaindre que l’eau en est trop froide.
Mais regardez plutôt, à Hong Kong, le dénouement du procès de Tony Chan, extraordinaire escroc qui défraie depuis tant d’années la chronique du « rocher ». J’en parlais en juin dernier dans Le Vent de la Chine n°21, en ces termes :
Canine à dollars, et Little Sweetie
» 48 ans après sa naissance à Hong Kong, Tony Chan se rappelle ses années d’enfant de la balle, ses 11 ans passés (après une scolarité sans relief au collège Matteo Ricci) dans des jobs calamiteux, rat d’hôtel, vendeur à la sauvette, barman ou chasseur de contrats, sans jamais réussir – mais sans jamais non plus désespérer faire fortune.
Son père lui avait légué de vagues leçons de 风水 «fengshui», l’art d’infléchir l’avenir par la maîtrise des courants méridien, du vent et de la pluie.
En 1990, un jour de déveine plus dur que les autres, il eut l’idée d’un petit opuscule, qu’il fit éditer à compte d’auteur. Contre toute attente, malgré son titre à dormir dehors, « Structure de la carte du ciel » fit un tabac, souvent réédité. Il faut dire qu’à Hong Kong, la modernité n’a jamais enterré la superstition ni la quête nostalgique de son âme chinoise antique. Catapulté maître devin, Tony devint le chouchou de la haute société. Il ouvrit son école degéomancie et constata vite qu’il pouvait impudemment facturer ses consultations à n’importe quel prix : 300€ au magasin de moins de 333m² – tarif qui lui valut le sobriquet de «Canine à dollars» (bucky tooth). Tony, il est vrai, promettait d’exhausser en deux semaines les vœux les plus fous, faire mourir le concurrent ou le créancier, faire tourner chemin au contrôleur d’impôt.
Il eut parfois des «couacs», tel ce député véreux convaincu d’avoir acheté son siège, qui était venu le voir dans l’espoir d’échapper à la prison. Chan le lui avait promis bien sûr, pour peu qu’il grille chaque soir durant un an 15.000HK$. Trouvant bête de gaspiller tant d’argent, l’élu avait réduit d’un zéro (à 1500HK$) sa dîme, et s’était quand même retrouvé au cachot: s’en plaignant amèrement à «Canine à dollars», ce dernier lui avait fait avouer sa supercherie, et conclu qu’il n’avait donc qu’à s’en prendre à lui-même, d’avoir ainsi voulu flouer les Dieux !
La même année, arriva pour notre magicien l’autre chance de sa vie. Un des plus riches magnats de l’île, Teddy Wang, PDG de Chinachem (consortium établi en tous secteurs, de la pharmacie à l’immobilier) avait été rekidnappé, pour la seconde fois de sa vie. Et cette fois, ni le paiement des 34M$ de la rançon, ni le travail de la police ou des détectives n‘avait permis de le libérer Son corps ne fut jamais retrouvé : on le dit noyé, jeté par-dessus bord par ses ravisseurs lors d’une traque nocturne par la police. En désespoir de cause sa femme Nina avait chargé Tony de le retrouver au moyen d’un pendule, par radiesthésie.
Il n’y parvint pas. En eût-il été capable, qu’il eût peut-être hésité. Car entre temps, il était devenu l’amant de la milliardaire fantasque et vieillissante, célèbre pour ses tresses, ses minijupes et son improbable surnom de Little Sweetie. Il était l’intime de la femme la plus riche d’Asie, au patrimoine de10 milliards d’euros qu’elle avait dû défendre en justice des années contre son beau-père.
Mais la fortune gagnée d’une main par Nina, la fuyait de l’autre. Dès 2004, elle fut atteinte d’un cancer ovarien que les meilleurs traitements d’Amérique ne purent guérir. Elle décéda en 2007, à 69 ans. Depuis 2002,son testament attribuait toute sa fortune à une fondation chinoise de Chinachem, aux mains du beau-père. Mais coup de théâtre, à peine Little Sweetie enterrée en grandes pompes, Canine à dollars sortit du chapeau un testament daté de 2006, qu prétend faire de lui le légataire universel !
La famille et même la Chine ne l’entendent pas de cette oreille. Depuis mai en justice, l’ex-beau-père et l’ex-barman se jettent témoins, avocats, graphologues à la tête. Aux dernières nouvelles, le mage perdrait la partie, «son» testament serait un vulgaire faux. Mais la même justice de Hong Kong avait fait le même verdict sur le testament du mari, lors du procès intenté par le beau-père contre Nina, avant de se déjuger en cassation…
N’enterrons donc pas trop vite Tony, filou notoire, champion des contre-attaques désespérées et de l’art, tel ce général de l’époque des Tang, de «sortir d’une embuscade pour occire l’adversaire» (半路杀出 个程咬金 bàn lù shā chū gè chéng yǎo jīn 3 . ————–
Le 2 février 2010, les juges sont enfin sortis de leur long somme et de leur fourrure de greffiers, pour décréter que le testament en faveur de Tony Chan était un vulgaire faux, et sa signature, « une simulation de haute qualité ». C’est donc la fondation de Chinachem qui empoche la mise, et indirectement le beau père, brisant les reins de l’amant. La morale est sauve. La Chine aussi, puisque l’œuvre se trouve sur sol continental – le chef du « Bureau de Liaison », que d’aucuns considèrent le véritable gouvernement de Hong Kong, était personnellement intervenu pour que Tony « ne l’emporte pas au paradis ».
Dès le lendemain, « ajoutant l’insulte au crime », la police en vert amande passait chez le maître de fengshui et l’emmenait menottes aux poignets. C’était, après un tel verdict, le moins qu’elle puisse faire. Et c’est ainsi que le gigolo, pour avoir été trop gourmand, perd tout : le magot, et sa liberté.
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Vu sous cet angle, l’histoire ressemble beaucoup à une autre qui elle aussi part de Hong Kong. En août 2008, un certain Zhou Yongjun retournait des Etats-Unis en Chine par le chemin des écoliers, via Macao. Il s’était fait arrêter à la frontière de Hong Kong, dont la police détecta le passeport malais falsifié.
Elle le fit pour une raison hélas trop simple. « Wang Xingxiang », le nom du passeport, était le véritable nom de Zhang Hongbao, le leader très recherché depuis 10 ans du Zhonggong, une secte à l’existence éphémère mais grandiose. Comme le Falungong, le Zhonggong avait connu son heure de gloire dans les années ’90. Sa gymnastique du Qigong combinée à une méditation religieuse de groupe attirait extrêmement une frange vieillissante de la société chinoise voyant la jeunesse s’enrichir suivant des valeurs qui n’étaient pas les siennes, et qui la laissait vulnérable, non protégée par une sécurité sociale. A son apogée, le Zhonggong prétendait compter 38 millions d’adeptes (chiffre qui n’était pas absurde : le Falungong lui, en revendiquait 100 millions) et 3000 entreprises.
Soit dit en passant, cette idée d’une firme inféodée à une secte est très peu européenne, mais très chinoise. On en retrouve l’équivalent dans le vieux continent au Moyen Âge, où quand le seigneur embrassait une foi, il était suivi en cela par sa femme, ses enfants, ses manants, ses villages, ses basses-cours et son gibier mêmes.
En ’99, partageant le sort du Falungong, le Zhonggong avait été démantelé et prononcé ennemi public n°1, accusé de menées « contre révolutionnaires ».
Zhou s’était sauvé en Amérique en 1993. Il était retourné voir sa mère malade en 1998, et arrêté, il avait purgé trois ans de camp avant d’émigrer une seconde fois.
Puis en août 2008, pris à la frontière hongkongaise, il refuse obstinément de dire son vrai nom. Suite à quoi l’administration de la RAS, le prenant (justement) pour un Chinois, le fait livrer à la Chine. Laquelle, 17 mois plus tard, le 22 janvier 2010 le fait condamner à 9 ans de prison par le tribunal de Shehong.
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Dès la livraison du transfuge à Hong Kong, les milieux démocrates montaient au créneau : la Chine et la RAS n’avaient pas d’accord d’extradition. Et quand il est condamné, ils accusent plus encore le gouvernement de Hong Kong. Car Zhou était un des dissidents de pointe en 1989 sur la place Tian An Men. En exil en Amérique, il avait rencontré Zhang Hongbao, dont il était devenu le lieutenant. Or le Zhonggong s’était alors doublé d’une nouvelle facette, celle d’un « Gouvernement chinois de l’ombre », qui prétendait superviser le PCC et promouvoir la réforme politique en Chine.
Pour les démocrates, Zhou Yougjun était évidemment victime d’un règlement de compte politique, doublé d’un incroyable coup de malchance : alors qu’il se rendait en Chine en visite de famille, le faux passeport acheté à l’aveugle, s’était avéré être celui d’un leader dissident…
L’ennui, c’est tout le reste, sa relation depuis des années avec ce même leader. Or, ce Zhang Hongbao avait décédé en 2006 dans des circonstances mal élucidées, d’un accident de voiture en Arizona. Une disparition à laquelle bon nombre pouvaient avoir intérêt. Car Zhang, et son Zhonggong se trouvaient à la tête d’une fortune considérable, faite des dons des fidèles : rien qu’à Hong Kong, 50 millions d’euros au bas mot. Depuis sa mort, au moins cinq parties se disputent la fortune, parmi lesquels sa femme, son amante autodéclarée, le bureau mondial du Zhonggong, son majordome et Zhou Yongjun.
Le hasard (mais est-ce bien le hasard ?) veut que quelques semaines plus tôt, la banque Hang Seng (de Hong Kong) dénonçait une tentative pour sortir 6 millions de HK$ d’un des comptes de Zhang, une traite falsifiée au nom du défunt. Sous le même nom duquel Zhou Yongjun se présentait à Hong Kong, au lieu de se rendre directement depuis Macao vers le Sichuan, résidence de ses parents, but putatif de son expédition.
Dernier détail : c’est sous ce chef d’accusation de tentative d4escroquerie que la justice chinoise le condamne (ce qui n’empêche pas, au demeurant, la possibilité qu’elle ait aggravé sa note, au nom de son passé d’activiste de Tian An Men). Pour éviter la déportation, Zhou aurait dû dire son nom aux autorités hongkongaises. La seule raison plausible pour ne pas l’avoir fait, est qu’il jouait le quitte ou double, comme Tony Chan : en entrant à Hong Kong sous l’identité usurpée du milliardaire, il conquérait des droits à sa fortune. Au risque de perdre sa liberté.
Conclusion : Avez-vous vu ce film de Rossellini datant de 1959, « le général Della Rovere » ? C’est le même thème, celui d’un bandit qui se double d’un patriote passionné, qui va jusqu’à la mort dans la lutte pour la libération de sa société.
J’ai déjà rencontré un homme de cette trempe. Authentique dissident, et authentique coquin. A Pékin entre 1987 et 1989, il avait fondé avec sa compagne le « JJ Bar », le premier bar privé de Pékin – le seul, mis à part les deux ou trois bars de grands hôtels, au Jianguo et à l’Hôtel Pékin. Dans son espace sans toilettes et aux tables bricolées, le couple organisait avant l’heure des expositions et conférences mémorables avec la presse étrangère, qu’il était excellent à manipuler pour en obtenir une couverture permanente dans les médias du monde. Surveillé, filmé en permanence, il avait été bientôt expulsé de Chine où dès l’arrivée à Los Angeles, il réalisait la plus belle conférence de presse de sa vie, militant pour les droits de l’homme en Chine.
Puis six mois plus tard, j’avais été choqué d’apprendre qu’il avait déjà ouvert en plein New York trois magasins de fausses montres made in China. De son industrieuse existence, j’ignore la suite.
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