Deux choses se sont passées dans ma rue sous mes yeux cette semaine, à Pékin, dans l’avenue du Stade des travailleurs, celle de l’anneau de béton construit par Mao pour le méritant prolétariat, restauré pour les JO, et qui depuis peu abrite de nouveau des matches de football homériques laissant toute la circulation ambiante paralysée. L’avenue du Stade des travailleurs est au demeurant une artère extrêmement passante et prospère, rutilante de néons et d’enseignes en plastique, d’une propreté nickel -merci aux centaines de petites femmes masquées, balais et pelles au bout des bras, qui vibrent du matin au soir comme des abeilles autour de leur reine.
Une artère toute de béton vêtue (il reste peu de la brique d’antan), aux centaines de restaurants et de grands magasins, de boutiques, d’hôtels et d’administrations, et des sites de beau linge tels, à notre carrefour avec le troisième périphérique, la tour de la Fédération des écrivains et le quartier résidentiel des diplomates à Sanlitun. Devant chez nous s’aligne aussi l’enclave des trois restaurants islamiques (suite à quelle tractation politique en très haut lieu ?) le turc (Turkish mama), le libano-syrien (« Mille et une nuits ») et l’iranien Rumi.
Juste devant le Rumi, sur une centaine de mètres et sur le passage piétonnier s’éparpille cet après-midi tout un clan tibétain, aux individus reconnaissables aux pommettes bistrées, aux grands yeux ronds, aux longues robes, fichus et tabliers pour les femmes. Devant chacun, une forte toile est étalée à terre, sur laquelle reposent des centaines de colifichets. Le genre d’attirail de tous les camelots du monde, qui peuvent les rembarquer en deux secondes en saisissant chaque angle de la bâche avant de prendre leurs jambes à leur cou à la moindre approche de la maréchaussée.
Parmi leur marchandise, en vrac et sans m’arrêter, j’identifie des bracelets d’ambre, des colliers d’argent et d’émaux ou de pierres semi précieuses jaunes, vertes laiteuses, rouges, veinées, moirées, craquelées, toutes ciselées et grossièrement taillées ; des châles genre Pashmina ; des petits bols à prière en bois tourné et argent martelé ; des bagues et boucles d’oreille en argent battu ; un Tangka ou fresque sacrée du Bouddha de 40cm de hauteur, réalisée sans inspiration mais avec immense travail de broderie sur soie aux couleurs trop vives. Pour couronner le tout, la fourrure tout à fait authentique, aux reflets jaunes fauves, incendiés, d’un grand loup du Qinghai. Le pelage est complet, jusqu’au fouet de la queue et aux ongles et coussinets des pattes. Je m’émerveille de voir ainsi étalée à la vente, au cœur du quartier le plus policé de la ville la plus cultivée et légaliste de la Chine, la dépouille d’une espèce protégée. Personne ne semble s’en choquer.
La Chine a cette qualité rare, de vivre et laisser vivre (ou mourir, en ce cas) sans poser de questions. De telles bandes de braconniers ou receleurs des montagnes se ramifient à travers Pékin, Shanghai, Shenzhen et toutes les métropoles, dans la bienveillance générale. Chacun a son existence à condition de ne pas interférer dans les affaires de l’Etat ou de ses forces. Tant que l’activité n’entre pas en conflit avec les affaires particulières de tel ou tel puissant ou ne remet pas en cause l’existence du Parti, ces derniers prendront un soin extrême à ne pas se mêler de leurs affaires. Du moins est-ce ainsi qu’il me semble… Cela ne vous interpelle pas quelque part, cet air de libertés anarchiques extrêmes, de volonté de respect de l’autre (ou peut être, cet air d’indifférence bénigne) au cœur de la capitale du socialisme post-stalinien ? Le plus libre des deux, entre Europe et Chine, est-il celui qu’on croit ?
L’autre chose vue. Pour les Jeux Olympiques, la capitale a dépensé des fortunes pour verdir toute la ville, y compris notre rue : réinvestir tous les espaces de trottoir vide, le tour des arbres afin de les doter de nacelles de béton artistiquement maquillé en troncs d’arbres. Le tout rempli de terre d’accueil pour parterres de fleurs et plantes de rocailles, souvent d’un effet réellement élaboré. Au passage, les banlieues sont pleines de leurs fournisseurs, de fermes nouvelles, nurseries à gazon, arbustes et buissons de luxe. Les journaux racontent souvent ces histoires édifiantes de paysans du Shanxi ou du Sichuan ayant réussi, au prix d’années de privations et de recherche, à accrocher leurs patinettes au cul de la locomotive verte : à faire fortune en rendant à la ville un reflet de très artificielle nature. (et je me comprends !)
Or : voilà pas qu’hier, dans la rue, des hordes de jardiniers municipaux étaient là à suer de tous leurs pores, à déterrer tous ces buis, troènes, mini charmes, bonsaïs de hêtres ou de bouleaux, de cèdres, pins parasols, ginkgos, saules et paulownias. Arrachées à leur substance nutritive, à l’air libre, leurs racines pleuraient. Bien des feelings zigzaguaient dans ma caboche.
Agronomiquement parlant, ces gens à chapeaux chinois avaient amplement raison. Le premier gel venait d’avoir lieu. Même si nous étions ensuite remontés sous 48h, et demeurions à 9-15 degrés, nous étions bel et bien en train d’entrer à coup de cisailles thermiques dans l’hiver, où ces arbres n’avaient plus leur chance de survie. A moins de tout emballer dans de la paille, et de chauffer d’une manière ou d’une autre, qui serait insoutenable et non durable.
Sous l’angle émotionnel, il y avait une différence crue entre l’approche chinoise et la mienne. Au regard d’Occidental, ce qui a servi mérite le respect, et la vie plus encore. Tout ce qui vit doit être protégé et soutenu. Il est indigne de tuer ce qui ne t’est plus rien.
Mais en Asie, on est plus sélectif. Toute vie doit servir un sens hors d’elle-même. Ce qui ne sert plus, doit disparaître, ce qui sans doute ne signifie pas mourir mais être recombiné et réutilisé dans une autre vie. Ces arbustes seraient hachés pour devenir terreau, ou brûlés et leur cendre passée dans de l’engrais. L’Occidental que je suis, cependant, ne supportait pas la phase intermédiaire, la souffrance de la transformation. Je jugeais de toutes mes pauvres forces la sévérité du jardinier assassinant ces plantes. Un jardinier insensible, sans âme du tout.
Et pourtant, qui, des deux, avait raison ? Bien entendu, le Chinois, sur toute la ligne. Car à laisser l’arbuste décliner lentement, le spectacle péricliter irrémédiablement, qui ou quoi avait à y gagner ?
Je notais que cette énergie vitale des Chinois, leur absence d’état d’âme s’appliquait à bien plus qu’aux plantes : aux animaux, et à eux-mêmes. La souffrance, connaît pas, ne l’exprime pas non plus. Marche ou crève. Tout ceci servait à réprimer l’expression de l’individu (dans le cas présent, de la plante), au profit de la collectivité, la ville. Symboliquement aussi, le jardinier avait quelque chose de Mao : semant la mort, du passé, il faisait table rase, et créait les conditions du printemps prochain, d’une replantation d’espèces vivaces et choisies, selon une discipline leur permettant de mieux prospérer malgré l’exiguïté de l’espace, le peu de terreau.
Mais en attendant, il allait falloir franchir de longs mois de froid, qui débutaient tout juste. J’eus alors l’impression de comprendre sous un angle nouveau le titre de l’écrivain Ba Jin, « un printemps dans l’hiver » : comme une promesse de redémarrage dans l’avenir, promesse payée par une souffrance dans l’instant.
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AllokSleple
30 janvier 2010 à 10:18Very nice Blog, I will tell my friends about it.Thanks
victor krel
10 novembre 2009 à 10:03et un petit mot encore sur la deuxième chose vue…
qui a raison? certainement pas l’agronome chinois… cet artificiel touche de vert posée sur le béton de Pékin me fait penser à du fond de teint sur l’épiderme blême et sec d’un vampire. c’est à mes yeux tellement emblématique de la volonté de contrôler la nature, de ces jardins torturés aux fleuves poisseux « ensarcophagés » de béton; des fusées d’iodure d’argent à la stérilisation des arbres d’alignement pour limiter le pollen.
je viens de Genève où les parcs ne sont plus que partiellement tondus, laissant des prairies fleuries se développer, où des corridors de végétation les relient les uns aux autres, où on se baigne dans le rhône et le lac en ne craignant que les puces de canard, où on végétalise de plus en plus les toitures et où le plus gros département du service « espaces verts » de la ville est chargé de rechercher les mélanges végétaux qui demandent le moins d’arrosage et le moins d’entretien mécanisé tout ayant la biodiversité la plus élevée possible. Les plantes en pot exotiques bordant les avenues pékinoises, dopées aux engrais chimiques bon marché, noyées tous les deux jours au tuyau d’arrosage, remisées pour l’hiver ou changées à chaque procession officielle m’arrachent les yeux.
ps: ça ne se voit pas mais j’adore la vie à Pékin, et la Chine dans son ensemble…
Victor Krel
10 novembre 2009 à 09:50Bonjour Eric,
Ces effluves de liberté, ce sont elles je pense qui rendent cette ville enivrante et addictive. Il doit y avoir ici quelque chose de ce qu’étaient les Etats-Unis de la seconde moitié du 19e, entre ruée vers l’or et révolution industrielle, avec alcool, violence, espaces à dompter, avenir glorieux et une sensation d’