Imaginez vous à Riviera, une de ces cités satellites créées autour de Pékin fin des années ’80, pour accueillir le flux des étrangers venus développer la Chine.
C’était une solution « idéale » pour presque tout le monde, nids ou cages de luxe, vases clos sécuritaires offrant à prix d’or l’essentiel de ce que l’Occident peut attendre en terme d’aménités et de confort. Les propriétaires privés (chinois ou expats eux-mêmes) y trouvaient une source stable de revenus élevés -les loyers, aujourd’hui même, vont de 600€ à 5 voire 10.000€ par mois, du simple appartement tout équipé à la villa dotée de grand jardin, gymnase et piscine privé. En cette dernière option, le chauffeur, la a-yi (femme de ménage), les gardes de sécurité et le secrétaire traducteurs sont fournis, quoique non compris dans le loyer. Les expats y goûtent le luxe simple de vivre entre eux, protégés des stridences et des fumées de la ville, de la langue et de la culture même – inconscient mais tout puissant racisme en toute bonne conscience, reproduisant leur mode de vie de l’Occident. Les hommes partent pour le bureau au matin, retournent le soir, tandis que les femmes s’ennuient au foyer, prennent des cours de calligraphie, visitent les nombreuses boutiques d’antiquités, de bonsaï ou de poterie qui ont jailli aux alentours, micro-système invoqué par le marché. <p>(Notez qu’il ne faut pas généraliser : je connais quelques couples, et pas des moins intéressants, où le shéma est inversé : c’est la femme qui est 1er secrétaire d’ambassade où présidente-Asie, et l’homme qui fait le pain ou le jardin au foyer ; hélas, à ce que je vois, ces couples là, à la longue, se cassent : l’homme est moins doué que la femme, dans le rôle de la patience et du travail humble, impayé et sans gloire).Pour le régime socialiste, cette solution pour les étrangers est tout bénéfice. Elle divise par 10 les coûts de leur surveillance: un seul central téléphonique pour cette mini-cité, une seule base de policiers en uniforme (wujin, bao’an) ou en civil – d’ailleurs, vu l’éloignement de la ville, ces riches étrangers ne sortent pas, et préfèrent la chaleur douillette de leur cocon. En définitive, les seuls à y perdre, sont les paysans, qui se voient déposséder de leur terre contre une bouchée de pain et sans justice pour les défendre, ni presse pour les entendre – face au promoteur, ils ne font pas le poids. Il est vrai qu’ils y trouvent une compensation, peut être aceptable en fin de compte, en orientant leur agriculture aux besoins nouveaux, raffinés et très rémunérateurs des nouveaux venus en légumes rares, asperges, basilic, endives et autres choux de Bruxelles, cerises, abricots ou fleurs d’ikebana dont le nom même était inconnu 20 ans en arrière.
De multiples enclaves du même type foisonnent autour de l’aéroport , comme Legend Villa ou Leman Lake –cette dernière a vu son nom a été sauvé des eaux, corrigeant une de ses deux coquilles originelles : peut-être victime d’un traducteur farceur, le promoteur ignare l’avait baptisé « Lemon cake », croyant parler du célèbre lac franco-hélvétique bordant Genève. Pour les résidents les plus sinophiles cependant, cette localisation, loin de se limiter à un exil aculturel, est au contraire une base de liberté, leur permettant de sauter dans leur voiture le week end venu, vers la montagne, les lacs, les villages Ming, les réservoirs d’eau, la grande muraille, destinations beaucoup moins lointaines que pour les centre-villiens obligés d’affronter les embouteillages de sortie. Il leur offre aussi la conversation de pékinois cultivés ayant choisi de retirer leur oisiveté dans des résidences spacieuses et discrètes, et la compagnie de peintres et sculpteurs ayant regroupé leurs ateliers dans des villages d’artistes. Il leur conserve enfin la proximité truculente et naturelle de gens de la campagne, des « Françoise » de Marcel Proust qui conservent leur franc parler et un rythme de vie découplé du temps, du stress. Cette faune proto-banlieusarde vit du fruit de ses jardins, ou de menus services tel la réparation, l’artisanat ou la guinguette.
C’est là où avec Florence, notre bonne amie des premières années, redébarquée quelques mois plus tôt d’un long périple via France et Amérique, l’autre jour, nous nous acheminions à bicyclettes, pour une promenade bol d’air de fin de semaine. Le tour passait par un restaurant nouveau, monté peu auparavant par les fils des paysans dépossédés que j’évoque plus haut. Le décor était curieusement moderniste – larges murs blancs mat étalant leur dépouillement, œuvres d’art aux murs, sol en tommette, meubles en gros bois naturel verni ou teinté au brou de noix : excellente copie en miniature des différents centres d’art et de retraite, conceptuels et anglo-saxons, cuisine macro-bio et séminaires d’entreprises qui font fortune partout aux alentours. Les paysans pirataient le concept, juste retour après s’être faits confisquer leur terre. Bien sûr, quand on passe à table en cette guinguette, l’illusion s’arrête – la cuisine a du mal à suivre. Mais ce n’est qu’un début : aucun doute, ils apprendront, et feront leurs preuves, pour peu qu’on leur en laisse le temps.
Nous passons aussi par le marché de Machuanying (alias « le campement de la source au cheval »), sous le soleil pâle de l’été indien. Objectif : le Figaro local, me faire réduire la coiffure, corvée que je ne trouve jamais le temps de faire dans Pékin. A ce marché libre, sur le trottoir de terre battue, on y vend les poireaux, les pommes de terre, les pommes acidulées dites de Fuji-yama et les grosses poires jaunes au goût discret – ces deux fruits, dit on, seraient les pères et mères génétiques de leurs sœurs d’Europe et d’Amérique, la Chine en étant l’authentique berceau.
Et puis il y a le coiffeur, avec ses trois sièges de récupération, tendus d’un tissu d’une matière et couleur indéfinissable, d’une propreté douteuse, mais dotés de l’essentiel (leur mobilité orientable).
Dans un coin, un ingénieux système alimenté par tuyau d’arrosage, avec un siège au dos pivotant offre même la capacité de shampoing. Plusieurs clients attendant leur tour, certains avec un couvre-chef de serviette de bain grise, le maître des lieux m’engage à repasser dans 20 minutes, ce que je fais à l’extérieur, en prenant un délicieux thé de Pu’er avec le boutiquier d’à côté, au magasin dont je n’ai pas compris la raison sociale. J’ai d’abord cru à un salon de thé, au vu de la petite théière briquée posée sur la table de fer bancale. Mais quand j’ai commandé mon propre bol, m’asseyant aux côtés des deux consommateurs après leur en avoir demandé l’autorisation, l’un des deux, affables, s’est rué vers la boutique, s’est affairé au comptoir à briser au marteau un morceau d’un bloc de feuilles voires compressées et macérées. Il a cherché et trouvé un gobelet dépareillé, rincé j’ignore comment, avant de me rapporter le tout, souriant. Pour la route, emballé dans un bout de journal, ll m’avait apporté un petit bris de son disque de thé noir et fragrant. Et pas question que payer quoi que ce soit. Me levant pour rejoindre le salon qui s’était libéré, j’avait un peu honte de profiter de son hospitalité, et avais renoncé à tenter de lui expliquer le malentendu liminaire – l’air était doux, tiépide, et l’ambiance de guimauve : tous ces salamalecs n’en valaient pas la peine, ni pour lui et son compagnon, ni pour moi.
Assis face au miroir, et à la panoplie de ciseaux ternes et de rasoirs électriques alimentés par batterie, je me désintéressai de la situation : la faute à Steve Jobs, Dieu le prenne en sa sainte garde, qui depuis deux ans, avait changé mon existence, comme celle de quelques centaines de millions d’autres aliénés à travers la planète, branchés sur son I-phone, avec son sac à malice d’applications directement consultables à travers l’internet sans fil. Tandis que Brigitte et Florence, m’ayant rejoint après avoir fait réparer un vélo, attendaient en papotant dans les fauteuils du fond, je consultais mon Monde, mon Figaro et New York times, mon FAZ (journal en allemand) et autres sources qui seraient trop fastidieuses à énumérer.
Quand après un quart d’heure, j’entends un cri, assorti d’un pouffement de rire, suivi d’une protestation : le figaro était en train de me raser net la nuque, sans respect pour les canons de l’esthétique moderne. Les femmes l’apostrophent, lui faisant valoir que « 这样不行,太短 » (c’est bien trop court, comme un mérinos tondu ras). L’homme encaisse, sans dire un mot, et prend de plein fouet la douche des reproches qui s’ensuit, mes amies et accompagnatrices lui remontrant à qui mieux mieux que son travail ne convient en aucun cas.
Mais attendez un peu, l’heure de la revanche arrive, qui sera éclatante. Ce salon pratique un tarif unique de 15 yuans –extrêmement démocratique par rapport à la concurrence plus sophistiquée de la ville. Même les femmes paient cet écot-là. Et si, comme Jeff le mari de Florence, on fait l’investissement d’un carnet de huit coupes, le prix baisse à 10 yuan par séance. Or, une fois mes pattes rafraîchies au rasoir, retirée la blouse de mon corps, mon col épousseté, mes lunettes rendues sur mes oreilles, voilà que ce garçon m’annonce le tarif, en forme de flèche du Parthe : « 30 yuans ». Tout de suite bien sûr, Florence monte au créneau, Brigitte avec, et moi renchérissant que le prix n’est pas juste. Mais le coiffeur alors tranche et conclut, incisif : « non, 15, c’est le tarif des autres. Mais moi, je coûte 30 ». Et rien à faire, je dus m’exécuter, me promettant – mais en rigolant- de ne jamais plus honorer de ma présence son établissement. Ce qui était sans doute le but recherché par le patron. Comme prix de la face, en forme de vengeance qui, en Chine surtout, est un plat consommé froid !
Voici pour conclure, fidèle lecteur, quelques photos de circonstance -non non, ne demandez pas mon autoportrait dans le miroir du coiffeur, saisi avec l’I-phone – ce cliché là n’est là pour personne !
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