Blog : Deux paraboles croisées

Bonjour bonjour,
Nous sommes en pleine crise économique, pas vrai ? Un tsunami qui éreinte l’épargne, la bourse, les banques, les emplois. Mais comment les gens, le petit peuple explique-t-il cette situation ? En France (en Europe) comme en Chine ?
Le hasard m’a fait parvenir en même temps deux contes au parallélisme saisissant.

L’un de France, mais en fait, c’est d’Espagne qu’il viendrait, et son style, son humour n’aurait pas été renié par un Cervantès. L’autre m’est venu de Pékin, mais après des étapes bien reconnaissables via Barcelone, les Etats-Unis (le site danwei) et la grande et vaste nébuleuse de l’empire du milieu (un auteur anonyme, via weibo, le twitter chinois –le dernier à véhiculer la fable, signait 泰小许).

J’essaie de raconter chacune aussi vite que je le peux –nonobstant le fait que le plaisir, soit dans l’outrageuse truculence des détails.
 « Le village qui n’a qu’une seule auberge », est l’histoire chinoise. Le mal ne serait pas si grave, si par-dessus tout les habitants n’étaient pas tous obligés d’y consommer – par loi, plutôt que par plaisir. Et quand le paysan interpelle le serveur, objectant à la situation qui le lèse, le loufiat répond sur un ton qui est littéralement déplacé – on reconnaît de suite le lien avec une autre sphère, plutôt moins humble : 
            – Pourquoi n’avons-nous qu’un seul restau ?
            – Dans notre actuel stade de développement, avoir deux restos au village mènerait au chaos.
            – Pourquoi la nourriture est si mauvaise ?
            – C’est parce que le restaurant ne se développe pas depuis longtemps.  Et même si elle était pire, au moins, c’est notre bouffe.
            – N’y a-t-il pas moyen au moins de la faire moins cher ?
            – Mais non : le restaurant aussi, doit se développer.
            - Mais tous les serveurs roulent en Mercedes ? 
            – Il faut les payer cher, pour éviter la corruption.           
            – Mais en 2010, vous avez prêté tous les profits au resto d’un autre village ?
            – T’occupe pas de ça : c’est la politique du village.
            – Au fait, votre responsable des achats, il s’est pas sauvé avec la caisse ?
            – Oui, mais c’est très rare
            – Et la fois où on a trouvé du sable dans les « mantou », elle est rare ?
            – C’est réglé, le cuistot a été viré –il n’était pas qualifié.
          – Mais pourquoi, alors que vous avez tant de problèmes, vous insistez pour accrocher aux murs tous ces diplômes de chaînes des rôtisseurs ? Pourquoi faites-vous croire aux étrangers que tout le monde mange bien ?
            – Eh là, toi, tu parles au nom de qui, là ?
            – Enfin,on ne peut pas manger correctement au village – pourquoi les autres villages n’ont pas ces soucis qu’on a nous ?
          – Quand tu parles de nous, tu dis que des vacheries, et quand tu parles des autres, t’y vois le paradis…Au fond, tu n’es qu’un traitre au village !

L’autre histoire, la française, s’appelle « la crise des ânes »
Au village, un homme « à cravate » vient proposer d’acheter tous les ânes. Le premier jour à 100€, le lendemain à 150, le lendemain à 300 – fin de la semaine, il n’y a plus un seul âne qui vive.
C’est alors qu’il annonce que « la semaine suivante, il paiera cette fois 500€ la bête – et son associé revient le lendemain, pour vendre les bourricots à 400 la tête. Pas de problème ! Tout le monde, certain de gagner 100€ dans 6 jours, rachète son portefaix au prix demandé – et pour ce faire, s’endette. Suite à quoi tous les fermiers sont endettés, et tentent de revendre : le cours de l’âne s’effondre.

Les animaux sont donc saisis, mis à paître dans la cour du banquier, qui va voir le maire, pleurant que s’il ne récupère pas ses prêts, il se la jouera à la Dexia. Sauf si la mairie payait les paysans, pour qu’ils puissent rembourser. Mais là, nouvelle manigance, le maire, au lieu de donner les sous aux agriculteurs, le confia au 1er adjoint, qui par le plus grand des hasards, se trouvait être son ami intime et… le banquier. Lequel put ainsi ajouter à sa créance sur les fermiers, celles qu’il avait déjà sur le village. Lequel se retrouva proche du surendettement,  pris à la gorge par les intérêts, risquant la dégradation de sa note.
Il alla donc trouver sa commune voisine, qui lui signala qu’elle était logée à la même enseigne, incapable de l’aider. Tous décidèrent donc de dépenser moins – moins pour les écoles, les dispensaires, la voirie… L’on augmenta aussi les impôts et l’on promit de moraliser le commerce des ânes. 

C’est alors que l’on apprit que le banquier et les deux escrocs étaient frères et vivaient ensemble sur une île des Bermudes, achetée à la sueur de leurs fronts. Très généreusement, ils venaient de promettre de subventionner  la campagne électorale des maires sortants. L’histoire s’interrompait, inachevée, dans l’attente de la réaction des villageois à cette découverte gênante…

Que penser alors de ces 2 histoires ? :
Je suis très surpris et enchanté de voir qu’une crise mondiale déclenche aux antipodes de l’Est et de l’Ouest une réaction similaire, parallèle, l’une étant comme le miroir de l’autre. La récession éveille chez nos peuples, à travers internet, le besoin impérieux, quasi biologique de décrire cette phase de leur histoire, de la remâcher pour la comprendre et se situer par rapport à elle, à ce tsunami qui déferle sur eux. 

D’autre part, je note que ces conteurs anonymes racontent la crise avec leurs mots à eux (ou elles). Des mots non économiques ni politiques, ni de toutes les sciences, mais empruntés à un langage parabolique, biblique, de sagesse de toujours.
Le procédé est « réactionnaire », il faut le dire. Anarchique dans les deux cas, et destiné à produire une vengeance contre le pouvoir.
Il est donc aussi « révolutionnaire-rétrograde » que les indignés de Madrid ou d’Athènes. Cette société chinoise ou française se venge de son leadership, et montre bien, dans les deux cas, qu’elle n’est pas dupe : que sa classe supérieure, que ses chefs et ses savants en tous genres ont raté, failli, les ont fait plonger dans la mouise. C’est un peu un   »give me a break » (« lâche moi les baskets ») qu’ils profèrent, et ils le font par la parabole, histoire de se distancier du verbiage arrogant et stérile, menteur et faux auquel leurs leaders et intelligentsia recourent pour les flouer et déposséder. C’est un rejet frontal de leurs classes supérieures et de leurs boys, qu’expriment ces écrivains publics à travers leurs paraboles.
Donc, au lieu de chercher à démontrer par « A » + « B », ce langage symbolique ne prétend plus que dénoncer, et amuser en même temps. Retour à l’humilité et au bon sens populaire, il ne se réclame plus de la science ni de la raison, mais tourne autour de son sujet, le contourne, et le laisse finalement inexploré sinon par la lumière de l’humour.
C’est aux racines de la vraie littérature qu’ils retournent, dans la tradition du « conte au village », lors de veillée au coin du feu. C’est aussi le moment d’un repli sur soi, et d’inventaire de ses valeurs, des vestiges de sa fortune, une fois l’accident arrivé. On cherche à retomber sur la terre ferme et sur ses pieds, sur la sagesse traditionnelle, ce sur quoi l’on peut aujourd’hui encore compter.

C’est aussi, en France comme en Chine, un appel à un éclat de rire général, de ce rire qui reste plus que jamais, comme disait Montaigne, « le propre de l’homme », de tous les hommes, Européens et Chinois, la preuve est là !

Qu’en dites-vous ? L’histoire chinoise est moins de chez nous, au sens où nous l’avons, nous, la démocratie. Au moins, ce que ces gens tentent de nous dire, sous prétexte de blague et à mots couverts, est que contrairement à ce que disent leurs chefs, ils la cherchent, et elle leur manque. Tandis que la parabole des ânes, se retient furieusement de dire que les masses, sont à l’image des ânes, taillables et corvéables à merci…

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  1. NICOLAS Annie

    Je vous ai entendu sur france inter. J’aime bien votre façon de voir les choses. Merci.

  2. Michel

    Bjr,

    Je ne me souviens plus qui a dit :  » L’humour est la politesse du désespoir  » ?

  3. elvira valecillos

    Bravo Eric. Ton article est ponctuel et revele que « la pratique » se perpetue dans le temps.et l’espace.

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