L’autre jour, j’invite à dîner à la maison un ami de longue date – une de mes relations les plus extraordinaires, fantasques et bon enfant : faite de tolérance et de compréhension mutuelle, dans la disparité totale des modes de vie respectifs. Depuis que nous nous connaissons, cet homme, appelons le Wang, ne parvient jamais jusqu’à chez moi. Ou alors, il le fait avec deux heures de retard, et quoiqu’annoncé seul, arrive à quatre convives, en incluant son chauffeur, son « grand frère » en réalité cousin lointain, de sa ville natale, qui lui sert de factotum, conseiller et compagnon de tous les jours. Il agit ainsi, moins par souci d’originalité bohème ou de cultiver une différence gominée, mais dans un naturel parfait, entouré qu’il est du matin tôt à tard le soir, d’une myriade de clients et démarcheurs, cousins et amis d’amis nécessitant la manne de ses guangxi ou de ses conseils – qu’il leur prodigue d’ailleurs sans barguigner.
Cette fois encore, Wang n’a pas failli à son image. Le soir venu, à quelques minutes du rendez-vous, nous eûmes plusieurs échanges par téléphone mobile, au cours desquels il me suggéra de nous retrouver dans un bon hôtel non loin de chez moi. Il y avait des amis, et allait devoir passer un peu de temps avec eux. Peut-être aimerais-je les rencontrer ? A moins que je ne préfère attendre et qu’il passe plus tard chez moi, pour le dessert par exemple ? Curieux de connaître la suite, je modifiai sur le champ mon emploi du temps. Cinq minutes plus tard, je me retrouvai dans cette salle privative, sobre mais de grand confort (fauteuils, vaisselle chinoise de porcelaine fine, baguettes de bois précieux serti d’argent), face à cinq convives, tous hommes, en costumes deux pièces de drap anglais. Trois d’entre eux paraissaient jeunes, sur une trentaine débutante : genre jeunes loups ou jeunes premiers.
Les entrées étaient déjà sur la table : arachides bouillies au thé et au « bajiao » (badiane, un des rares mots chinois passé en langue française, cet anis étoilé comptant pour chaque graine, « huit pointes » de chacun une semence). Des empilements de cubes de pâte de taro (jaune) ou de lotus (noir) ; des bols de champignons noirs en pétales, et d’autres bruns tabac aux corps secs filiformes, braisés avec des poivrons en lanières ; des « pipixia » ou grosses crevettes plates, délicieusement iodées, que l’établissement prenait le soin de servir pelées (ce qui est très atypique).
On nous présenta des assiettes de soupe de tortue au goût unique, non désagréable, mais où nageaient des myriades d’osselets à sucer avant de déposer le moins grossièrement que l’on pouvait dans son bol à riz attenant. Ravi que j’aie transigé sur le lieu des agapes, mon ami me confia qu’il devait absolument commencer par un bol de riz, ayant oublié de prendre son repas de midi, pris par ses réunions et meetings du moment.
Le banquet fut poursuivi d’un plat d’holothuries, ces noirs« concombres de mer » grands comme deux pouces affublés de picots, d’aspect rébarbatif et d’infame réputation parmi les expatriés : raison pour laquelle je n’y avais jamais goûté. Cette fois, impossible de me défiler, et après tout, pourquoi pas ? A vrai dire, le plat est gélatineux, de goût fade, ce qui le rend comestible, à condition de ne point y penser. Suivit un steak à une mode chinoise de type « fusion » : onglet très attendri (au glutamate ?), passé au four recouvert d’une mayonnaise moutardée. Pas mauvais, mais suant la graisse par tous les pores – bien dangereux pour votre admirable ligne.
A peine arrivé, j’avais été présenté et courtoisement associé à la conversation, laquelle portait sur des thèmes banaux, comme le climat (sans aborder l’angle du réchauffement) ou le trafic automobile. En somme, un débat résolument interchangeable. Je remarquai qu’aucun fait saillant n’était prononcé, ni aucun nom de personnages célèbres, ni des grands sujets de l’actualité. Et surtout pas les affaires liant ces différents convives, dont je ne pouvais d’ailleurs évaluer l’ancienneté des liens. J’eu le ferme pressentiment qu’on n’avait pas changé de discussion dès mon arrivée, mais que ce parti pris de banalité était la règle du soir. L’absence d’intellectualisme autour de la table, de contenu d’information, d’évocation ou d’analyse laissait supposer des gens de dossier, des travailleurs branchés chacun sur des secteurs différents, et qui auraient dû trouver spontanément leur plus petit dénominateur commun de choses à se dire – sans violer un code des bienséances et de la discrétion nécessaire dans leur fonction et sous ce régime. J’eus l’intuition que Wang leur avait donné à tous, dans le courant de la journée, le rendez-vous impromptu, en les greffant sur mon dîner, en sorte que la plupart de cees gens ne se connaissaient pas même.
Pour autant, on ne s’ennuyait pas.
Là s’enclenchait un mécanisme célèbre, celui de la convivialité à la chinoise, faite d’immédiats efforts pour vous mettre à l’aise, et de simplicité générale des manières. Une bouteille de Wulangye alcool blanc aussi célèbre que le Moutai, avait été débouchée, que le majordome resservait sans cesse dans nos coupelles, retransvasé depuis un cruchon en pyrex genre éprouvette. Toutes les trois minutes, à rythme extrêmement rapide, au nom de n’importe quel prétexte, l’un ou l’autre se levait pour un « gao bei » (« hauts les verres »), variante du « ganbei », ou « vidons les verres ». Tous, ou bien seulement le partenaire choisi, devai(en)t vider le petit verre cul sec. L’on s’encourageait du geste et du regard, laissant couler la gnôle acre, qui déposait dans la trachée un relent brûlant et soufré qui se rappelait à vous, telle la petite madeleine de Proust, des heures plus tard.
En aparté, Wang m’expliqua sa préférence pour l’art de table de son pays, pour sa capacité à rassembler les convives et les porter ensemble dans cette hébétude joyeuse et partagée, par opposition à la mode française ou occidentale où chacun boit pour soi, s’ennuyant copieusement, prix à payer pour ne pas avoir investi avec le groupe dans la création du plaisir partagé. Retrouvant ainsi le sens grec du christianisme des premiers jours, des « agapes », où l’hospitalité joue autant sur le raffinement des mets, que sur la distribution de gentillesse et de soins des autres (de « agapé », amitié, pour un festin qui était la communion d’une paroisse).
A l’issue du repas, l’addition fut discrètement soustraite par un des convives, qui s’écarta pour la régler. Mon ami commenta alors qu’on mangeait maintenant à Pékin pour le même prix qu’à Paris, au même niveau de sophistication. Je découvris alors ce que je soupçonnais : que ce repas dépassait pour ces cinq convives, les 4000 yuans. Pour tout les autres, en apparence, c’était « business as usual », rien d’anormal. Ce qui était peut-être vrai. Mais je n’oubliais pas qu’en ce pays, le thème de la face prime : s’il devait ressentir de l’étonnement, nul ne doit l’expliciter.
En bon élève des traditions chinoises, arrivant dans la salle, j’avais distribué ma carte aux convives, faisant le tour de la grande table ronde et regardant chacun dans les yeux en lui souriant à la remise du petit carton blanc. Un seul homme m’avait rendu la sienne : l’évident outsider, fraîchement débarqué d’ailleurs en costume mastic, genre sport ou voyage. Il était de Nankin. Je le supposais monté à la capitale en quête d’une licence ou d’un soutien dans son projet d’investissement.
Je reconnus un autre convive – le fameux « ge’r » , ou grand frère provincial. Un troisième, le plus formel (en costume noir, cravate et à lunettes) avait commenté, lisant ma carte et découvrant ma fonction de journaliste, que nous étions donc « tongren », collègues. Ceux ayant omis de me remettre leur carte, n’avaient fait aucun effort pour décliner leur identité – pas même Wang, qui s’était borné à me les présenter simplement par leurs noms. Au moment de nous séparer, je demandai à cet aimable mais mystérieux amphitryon en noir (car c’était lui qui avait réglé l’addition) s’il pouvait me donner sa carte, que nous puissions nous revoir. Or, avec un sourire apologétique, il me précisa alors qu’il n’avait pas le droit de me la communiquer – mais je n’aurais aucun problème à l’obtenir, en la réclamant à Wang. Ce qui commença sérieusement à me mettre sur la piste.
Une fois seul à seul, Wang me confirma qu’après mon invitation du matin-même, laquelle lui était apparue comme un signe d’une journée propice , il avait appelé l’établissement et réservé cette salle séparée (une yazuo), sachant très bien que c’était pour lui la seule manière de concilier notre rencontre, à laquelle il tenait, et l’arrivage des clients du jour. Il avait choisi cette adresse à proximité de mon domicile, pour me donner la chance de les rejoindre au débotté. Ce qui faisait de moi, techniquement, l’hôte (l’ex-inviteur) majeur de la soirée.
Quant aux identités des autres mystérieux commensaux, il me permit enfin de les découvrir. Ils n’étaient en effet, pas n’importe qui. La stature des personnages n’en donnait rétrospectivement que plus de force de surprise, à la familiarité et simplicité que tous partageaient, à condition de ne parler de rien de sérieux.
Ma dernière impression fut une analogie : cette compagnie aurait pu être comme une tablée « chrétienne » d’un siècle lointain, moyenâgeuse, où tous les convives, puissants ou misérables, se parlaient sur pied d’égalité, liés par le sentiment d’être tous fils de Dieu, et par l’espoir ou l’attente de bâtir, ensemble, un puissant empire.
Enfin, c’était le récit de ma dernière aventure. Si j’esaie de vous raconter ces « petits rien », c’est dans la conviction que la Chine ne se saisit qu’en en forçant les portes, en en traquant les sens, afin de les faire parler, de s’en rapprocher : de les faire sien, ce qui au départ, n’est nullement donné, faute de clés.
Dernière chose : le temps de Noël approche furieusement, au risque pour moi de devoir laisser décanter ce petit blog, et faire une à deux semaines d’infidélité à notre rendez-vous : en attendant nos retrouvailles, début janvier, je vous présente mes meilleurs voeux, avec toute mon affection et mon amitié,
JOYEUX NOEL ET BONNE ANNEE !
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Claude Hudelot
8 février 2010 à 15:35Cher Eric,
Je découvre -avec plaisir- l’allusion qui est faite dans ton blog au film dont je suis co-auteur et co-réalisateur avec Jean-Michel Vecchiet, « Hou Bo, Xu Xiaobing, photographes de Mao » (54′, coproduit par La Citrouille, France 2 et France 5) et l’allusion encore plus brève qui est faite au livre dont je suis co-auteur avec le photographe Guy Gallice, LE MAO, (Editions du Rouergue). Et comprends bien qu’un blog ne peut qu’être subjectif, allusif donc, voire elliptique, le danger en l’occurrence étant que l’oeuvre évoquée ne soit pas appréhendée dans toute sa richesse.
A ce propos, Je dirai simplement que le film et le livre, présentés effectivement à Pékin, Shanghai, Hong-Kong et Macao, ont suscité des débats substantiels, y compris dans les lycées français de Shanghai et de Hong-Kong. Je dirai enfin qu’un film ne se réduit pas à la vision qu’en donne l’une de ses « héroïnes ». Celui-ci est fait il d’entretiens, de séquences de reportage, d’archives, de sons, sans oublier le commentaire des auteurs et même les non dits. C’est une construction, le montage étant ici primordial. Disons que ce documentaire ne cesse de jouer sur tous ces niveaux, matériaux, strates. C’est probablement la raison pour laquelle notre film a été diffusé en France une quarantaine de fois sur les plus grandes chaînes de télévision du service public et ailleurs.
Concernant LE MAO, la presse française, voire européenne, s’accorde à y voir un livre innovant…Je me permets de citer l’un des derniers articles parus, signé Gérard Henry, dans PAROLES de janvier/ février 2010 (Alliance Française de Hong-Kong), auquel ce mensuel consacre quatre pages et deux autres sur notre film: «
« LE MAO est un passionnant travail qui vous emmène dans les coulisses de l’énorme machinerie de propagande du maoïsme. C’est la somme en images du plus grand culte de la personnalité jamais créé dans l’histoire de notre monde.(…) Les auteurs ont réussi à retrouver certains de ces photographes, artistes ou graphistes qui apportent un témoignage unique et précieux sur les coulisses de la propagande. Il montre le pouvoir des images, leur manipulation et l’ampleur de leur distribution. »
Bref, j’espère que LE VENT DE LA CHINE rendra compte de notre « gros Livre rouge » (Le Monde, 25.9.2009) dans les semaines à venir!
Bonne Année du Tigre à vous et à votre entreprise!!!
Claude Hudelot
andre de bussy
3 janvier 2010 à 16:47Cher Eric, a la lecture de ton billet, ce qui me frappe c’est qu’en effet a chaque reunion ou repas les convives ne se presentent pas tous, seuls certains donnent une carte de visite, a vous de deviner qui sont les autres. Cela laisse une place a l’intrigue.
Bonne annee,
Andre
annie
18 décembre 2009 à 15:58Vous nous reservez une table pour demain soir?….Nous aussi nous serons incognito!!