Editorial : La Chine ou l’impossibilité du deuil

La Chine ou l’impossibilité du deuil

Drame à Zhuhai (Guangdong), le 11 novembre : à la veille de l’ouverture du fameux salon aéronautique qui a lieu chaque année dans cette ville de 2,5 millions d’habitants, située près de Macao, un automobiliste a foncé avec son SUV sur la foule amassée devant un complexe sportif, tuant 35 personnes et en blessant grièvement 43 autres, selon les chiffres officiels. Il s’agit de l’un des attentats les plus meurtriers de l’histoire contemporaine de la Chine. La police a indiqué que le conducteur de 62 ans, du nom de Fan, avait été arrêté et hospitalisé pour des blessures qu’il se serait lui-même infligées au cou et sur d’autres parties du corps à l’aide d’un couteau. Le mobile de la tuerie serait d’ordre personnel : Fan aurait été « contrarié » par le partage des biens dans le cadre de son divorce.

Cette attaque à la voiture-bélier s’inscrit dans une série rapprochée d’événements similaires, ce qui reste surprenant et un peu inquiétant pour un pays aussi totalement et sévèrement contrôlé que la Chine et dont le budget en matière de sécurité publique est plus élevé que celui alloué à l’armée. En octobre, une attaque au couteau dans une grande école de Pékin a fait cinq blessés, tandis qu’en septembre, un homme a poignardé à mort trois personnes dans un supermarché de Shanghai, en blessant plusieurs autres… En septembre également, un étudiant japonais de 10 ans est décédé à Shenzhen après avoir été poignardé près de son école, les établissements scolaires étant souvent pris pour cible en Chine par des individus « cherchant à se venger de la société ». Voilà qui explique l’allure de bunker de bon nombre de maternelles.

Sous cette perspective, l’attaque de Zhuhai est-elle à considérer comme un énième fait divers ou comme un phénomène de société qui serait le signe d’une nouvelle fébrilité du géant chinois ?

On aurait tort de tirer de ce type d’incident un enseignement général sur la Chine qui permettrait d’en expliquer la survenue. Il y a en effet une ligne à tenir entre, d’un côté, considérer l’événement comme anecdotique et affirmer qu’en discuter reviendrait à une forme de China-bashing de la part d’Européens qui veulent oublier leur propre décadence morale, et de l’autre, considérer cet attentat comme le reflet d’un malaise spirituel général des Chinois, opprimés par l’autoritarisme aveugle de Xi Jinping et incapables d’exprimer leur mécontentement d’une autre manière que dans le crime de masse indifférencié.

Il est évident que si l’on se rapporte aux nombres de morts dans des tueries de masse aux Etats-Unis (plus de 600 morts par an depuis 2020 et 385 morts en 2024), on serait en droit de parler d’une société encore plus malade. Pourtant, ce type d’incident reste très minoritaire dans les pays européens, sans qu’on puisse en déduire grand-chose sur la santé mentale de ces nations. En France, s’ils arrivent, c’est du fait d’une idéologie particulière, le plus souvent dans le cadre de la mouvance terroriste islamiste…

En revanche, il y a bien un point sur lequel la tuerie de Zhuhai mérite notre attention et qui singularise le plus la Chine, c’est la manière dont le pouvoir réagit, car ce n’est pas la tuerie qui est symptomatique, mais bien l’incapacité et le refus total de l’appareil politique à y faire face.

En effet, les autorités chinoises ont mis près de 24 heures à reconnaître officiellement l’incident, malgré de nombreuses images – par la suite censurées – diffusées sur les réseaux sociaux le 11 novembre au soir montrant des dizaines de personnes jetées au sol et une voiture fuyant les lieux… Les commentaires indignés sur le retard des autorités à signaler la tuerie ont également été supprimés, et la plateforme Weibo a censuré un hashtag qui mentionnait le nombre de morts. En outre, dans un geste public de sympathie et dans une manifestation collective de compassion, des bougies et des fleurs furent déposées sur place par des dizaines d’anonymes devant l’une des portes du complexe sportif. Mais très vite, les autorités de la ville de Zhuhai ont retiré toutes les couronnes, bougies et offrandes déposées sur les lieux du massacre…

C’est en cela que l’événement est fortement symbolique de la Chine dite populaire et de ses limites humaines et morales : qu’y a-t-il de plus cruel que d’empêcher l’expression du deuil ? Ainsi, en Chine communiste, le bonheur est un devoir national et la tristesse, un crime passible de poursuite. Seul le bien est autorisé, le mal est interdit. Plus exactement, si le mal existe, il ne peut être que le fait de l’Autre.

Il faut réaliser une chose : les 35 morts subites de l’incident de Zhuhai de novembre 2024 excèdent les morts causés par les attaques ouïghoures de 2014 (33 morts dans des attaques au couteau) qui avaient précipité une réaction policière radicale ayant conduit à l’enfermement d’un million de personnes selon certaines ONG et une surveillance massive de toute une population. Si un Chinois tue 35 compatriotes, ce n’est pas un simple incident, mais une hérésie qui contredit la religion d’Etat du bonheur garanti pour tous : l’événement doit donc être effacé des mémoires. Mais s’il s’agit d’un non-Han, cela va induire la cristallisation d’un trauma national. C’est pourquoi il n’y a pas eu de morts chinois le 3 et 4 juin 1989 ; les Chinois ne peuvent être ni la source ni l’origine du mal : c’est une impossibilité politico-ethnique, sauf s’ils ont été corrompus par des « influences étrangères ». L’Etat justifie son mandat autoritaire par le fait d’apporter satisfaction et sécurité à 1,4 milliard de personnes ; c’est un fait social qui ne saurait souffrir d’aucune contradiction et au sein duquel le deuil individuel n’a pas sa place.

Par Jean-Yves Heurtebise

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