Petit Peuple : Jieyang (Guangdong) – Les Capulet et les Montague

Jieyang (Guangdong) – Les Capulet et les Montague

Madame Yang en pleure de joie : sa fille, son unique fille, se tient là, sur l’estrade et tient par la main celui qui vient enfin de devenir son mari après trois années d’entrevues secrètes, de doutes et de combats. Oh ce soir, elle va boire à leur santé et aussi à la sienne, pour les avoir soutenus contre vents et marées, pour avoir ménagé la chèvre et le chou, pour y avoir même risqué son propre mariage.

Cette union n’enterre pas la hache de guerre entre deux familles, mais entre quatre villages et ce depuis 200 ans ! Tous les anciens de ces quatre villages ont d’ailleurs été invités pour l’occasion, et madame Yang a mis à une place d’honneur Yang Yantian, le secrétaire du comité du Parti de son village, Chaqiao. C’est lui qui est à l’origine de cette réconciliation inespérée qui permet ce mariage au grand jour, sans craindre la mise au ban du village. Parce que oui, l’époux de Fang possède toutes les qualités mais un défaut, rédhibitoire jusqu’il y a peu, celui d’être natif d’un des trois villages ennemis

Se rendent-ils compte, tous ces petits vieux qui ont le dernier mot sur les problèmes de la communauté, tous assis autour de deux grandes tables rondes et qui braillent autant qu’ils boivent, se rendent-ils compte des malheurs provoqués par leur mésentente ?

Avant Yang Yantian, de nombreux secrétaires se sont cassés les dents sur cette mission de paix demandée par la ville-préfecture de Jieyang dont dépendent les villages. En effet, cette vieille querelle dont plus personne ne connaît l’origine n’en finissait plus de remonter aux oreilles du secrétaire du Parti de Jieyang. Tous ces jeunes qui passaient leur enfance et leur adolescence assis côte à côte sur les bancs de l’école mais qui n’avaient pas le droit de s’aimer parce que l’autre ne venait pas du bon village, cela n’avait plus aucun sens ! Au vu de la chute préoccupante du taux de mariages dans la province et le pays entier, ce n’était pas le moment de décourager les quelques velléitaires pour des querelles qui sentaient le moisi…

Par sa voisine, cousine de Yang Yantian (malgré un nom de famille identique, madame Yang n’a aucun lien de parenté avec Yang Yantian), madame Yang avait suivi avec fébrilité toutes les étapes de cette réconciliation hors norme. Deux mois de pourparlers, de discussions sans fin avec plus de 80 sages des quatre villages pour arriver à enterrer cette foutue hache de guerre. Toutes les semaines, madame Yang venait bavarder avec sa voisine, prendre des nouvelles et se mordre les joues pour ne pas lui déballer ce qui agitait sa propre maison. Tant que la paix n’était pas officiellement déclarée, il n’était pas question de lui avouer que sa fille chérie aimait en secret depuis trois ans un Roméo originaire d’un des villages honnis.

Son mari, mis dans la confidence, ne montrait pas l’ouverture d’esprit espéré. Sans chercher à rencontrer le garçon, il avait posé son veto et décidé de ne plus parler à sa fille. L’atmosphère familiale est devenue irrespirable le jour où Fang leur a annoncé vouloir épouser son Roméo. Découragée par le mutisme de son mari – qui étendait sa bouderie à sa femme, accusée de soutenir une trahison – et attristée par le souvenir d’histoires similaires aux issues navrantes, madame Yang n’osait même pas se confier à son frère, qui habitait deux rues plus loin et avec lequel elle s’entendait pourtant très bien. C’est simple, madame Yang ne dormait plus. Fang et son fiancé Lian seront-ils obligés, comme tant d’autres avant eux, de fuir Chaqiao et s’installer loin de l’opprobre général ? Faudra-t-il louer une chambre d’hôtel pour que Lian vienne y chercher Fang le matin des noces (au lieu de venir chez elle comme le veut la tradition) et ainsi « duper » les ancêtres des deux familles ?

Avec l’aboutissement des pourparlers, Madame Yang n’aurait pu espérer meilleur dénouement, l’union de Fang et Lian restera gravée dans les mémoires villageoises comme le mariage de la réconciliation.

Mais voilà qu’un incident vient perturber la fête. La belle-mère de madame Yang, vieille dame complètement sénile qui habite avec eux, a reconnu quelques-uns des vieillards assis autour de Yang Yantian et s’agite soudain. Ne viennent-ils pas des villages adverses ? Elle les montre du doigt et les traite de mille noms d’oiseaux. Devant sa petite-fille accourue au bruit, elle sanglote : « Tu ne vas pas prendre un bandit pour père, dis (认贼作父,rèn zéi zuò fù) ? Tu ne vas pas trahir et te vendre à l’ennemi ? »

Madame Yang emmène sa belle-mère à l’écart et lui glisse un verre de baijiu (白酒) dans la main. Ce soir, elles seront deux à avoir trop bu, mais pas pour les mêmes raisons : l’une videra son verre en ressassant les rancœurs du passé, et l’autre pour célébrer les promesses d’un futur apaisé.

Par Marie-Astrid Prache

NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.

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