De retour à l’hôpital Jingmei, en novembre 2011, les médecins préparèrent pour Chen, un programme des plus sérieux pour le guérir d’une thrombose. La physiothérapie débuta, associée à un régime et à deux séances quotidiennes de musculation. Des cachets furent prescrits pour fluidifier le sang et donner un coup de fouet à la circulation. Chaque semaine, les progrès étaient suivis par IRM.
Pendant ce temps, Ma, son épouse, l’appelait chaque jour, anxieuse de rétablir le dialogue, après leurs disputes répétées au foyer. Il répondait parfois, mais pas toujours. Quand le programme à la télévision l’intéressait, il laissait sonner dans le vide. Les samedis, elle venait passer des heures à ses côtés, lui porter les gâteries interdites – le baijiu (tord-boyaux qu’il prenait la nuit, après le dernier passage de l’infirmière) et ses cigarettes « Pagode rouge », qu’il fumait en douce au parc. Mais malgré ses efforts pour retourner dans ses bonnes grâces, il continuait à la battre à froid.
Fin janvier 2012, après 3 mois, ses médecins lui communiquèrent les derniers tests : il était absolument guéri, et « pouvait » partir !
Chen alors, se redressant, protesta indigné : c’était là une grande erreur, il souffrait toujours le martyr, incapable de tenir sur ses jambes. Il accompagna sa diatribe d’une mascarade de douleurs grandiloquentes, tout en massant maladroitement ses membres postérieurs. Sur quoi, les médecins ressortirent, désemparés. Il faut savoir qu’en ce pays, en cas de désaccord, nul ne peut prendre de décision unilatérale : l’entente est de rigueur. Au nom de cette règle venue du fond des âges, l’hôpital n’eut donc autre choix que de garder l’indésirable client qui peut alors y demeurer.
Au début, les hommes en blanc tentèrent de riposter à son agression en lui refusant tous soins. Mais cette bataille-là, ils la perdirent : au bout de quelques jours, Chen perça son chemin au bloc des consultations pour obliger les médecins à l’ausculter. Suite à quoi, pour éviter que ne se reproduise un tel scandale nuisible au bon renom de l’établissement, l’hôpital dut continuer à soigner ce malade aussi irascible qu’imaginaire.
Chen avait alors 52 ans. Il venait de passer son anniversaire seul dans sa chambre. Ma, résignée, venait moins souvent. En mars, l’hôpital découvrit enfin l’étendue du désastre : ses factures et assignations à payer demeuraient lettre morte, et il n’y avait aucun assuré au numéro demandé. Chen avoua enfin qu’il avait dépassé le quota de soins auxquels ses cotisations lui donnaient droit.
De longs mois passèrent ainsi… De peur qu’on ne lui reprenne son précieux lit, il ne sortait plus. C’est ainsi qu’il manqua au printemps 2014 le mariage de son fils, pourtant venu le supplier de sortir pour la noce, et bénir son union.
Et chaque fois que les surveillants venaient le raisonner, il hurlait en exigeant son avocat, s’isolait derrière son masque à oxygène, se réfugiait sous les draps et ne voulait plus rien savoir. Au total, c’étaient 20 sommations qu’il avait reçues, sans en tenir compte.
Quand, en octobre 2014, l’hôpital Jingmei réalisa que ses frais se montaient à plus de 2 millions de yuans, dont il ne recouvrerait pas un fifrelin – les deux époux étant chômeurs – il eut recours à l’ultime manœuvre : une plainte en justice. La Cour instruisit l’affaire. Chen refusa de se rendre à l’audience, criant à la fraude de l’hôpital « avec ses faux tests ». Ce n’est que quand le juge lui proposa d’autres tests par une tierce partie, tout en l’avertissant que s’il poursuivait dans son obstruction il perdrait la protection de la loi, qu’il finit par céder.
Dès lors, les choses se débloquèrent. En une semaine, les tests extérieurs, sous constat d’huissier, furent publiés, corroborant ceux de l’hôpital. Le 10 décembre, le juge enjoignit Chen d’évacuer les lieux sous 15 jours. À l’issue du délai, le juge en personne se déplaça, avec ses huissiers et une escouade de la police spéciale du tribunal. Ils trouvèrent Ma ainsi que Sun, la nièce, rassemblées dans la chambre, autour de Chen ! Le juge dut quand même les menacer de 15 jours de prison ferme si elles continuaient de la sorte à s’interposer, et les persuada de sortir.
Une fois face à leur client, une ultime surprise les attendait : soulevant le drap, ils constatèrent que Chen s’était enchaîné d’un poignet à son lit, de l’autre à celui d’à côté. C’était ce qu’il avait trouvé pour protéger son « jardin d’Eden imaginaire » (shì wài táo yuán, 世外桃源). Cinq minutes et une pince-monseigneur, suffirent pour faire sauter le dérisoire moyen, suite à quoi il fut porté, hurlant comme un goret jusqu’à chez lui, où il rentra après 3 ans et demi d’absence, sans autre cause que sa folie.
Avec sa femme, il allait au moins pouvoir renouer : de retour à la maison, il n’aurait d’autre choix que de faire table rase du passé!
Par Eric Meyer
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.
Ce « Petit Peuple » a été publié pour la première fois le 12 mars 2015 dans le Vent de la Chine – Numéro 10-11 (2015)
1 Commentaire
severy
13 mai 2024 à 19:10Ce Chen me rappelle les caciques qui s’incrustent sur les chaises percées du pouvoir malgré l’odeur nauséabonde que leur trop longue présence impose à la population.