Diplomatie : Quand la Chine parvient à réunir les anciens ennemis

Quand la Chine parvient à réunir les anciens ennemis

« Nous, dirigeants du Japon, des Philippines et des États-Unis, nous sommes réunis aujourd’hui pour le premier sommet entre nos trois pays. En tant que trois démocraties maritimes de l’Indo-Pacifique, nos nations et le demi-milliard de personnes que nous représentons collectivement sont liées par des liens historiques d’amitié, des relations économiques solides et croissantes et un engagement fier et résolu envers nos valeurs fondamentales communes de liberté, de démocratie, le respect des droits de l’Homme et de l’état de droit, nous nous réunissons aujourd’hui à Washington en tant que partenaires égaux et amis de confiance, unis par la vision que nous partageons d’un ordre indo-pacifique et international libre et ouvert fondé sur le droit international – une vision que nous nous engageons à faire avancer ensemble pour les décennies à venir. Nous croyons fondamentalement qu’en travaillant ensemble, nous pouvons faire progresser la sécurité et la prospérité de nos propres nations, de la région Indo-Pacifique et du monde. »

C’est en ces termes que Kishida, Biden et Marcos Jr ont ouvert un nouveau chapitre des relations géopolitiques dans l’Indo-Pacifique le 11 avril. Pour comprendre le caractère historique de ce triple sommet, il faut expliquer combien il prend l’histoire à revers, comment il constitue l’apogée d’un processus de réconciliation internationale entre trois nations qui dans le passé ont été liées moins par des relations d’amitié et respect que des relations de guerre, de colonisation, et d’oppression. L’attaque de Pearl Harbour à Hawaï en 1941 par les forces japonaises marque le début d’un conflit nippon-américain particulièrement violent se concluant par l’apocalypse nucléaire de Hiroshima et Nagasaki (200 000 morts). De plus, entre 1942 et 1945, le Japon opéra une colonisation extrêmement brutale des Philippines. Selon des données publiées après-guerre, l’occupation japonaise et la résistance qu’elle suscita de la part des Philippins, aidés par les Américains, a causé 527 000 décès du côté philippin, 255 795 morts du côté japonais et 10 380 morts du côté américain.

Mettant de côté les atroces blessures mutuelles perpétrées durant cette période sombre de l’histoire de l’humanité, Japon, Philippines et Etats-Unis se retrouvent 70 ans plus tard, et s’unissent par des liens géopolitiques, économiques et technologiques, avec notamment le lancement du « corridor économique de Luzon » (prenant le pas sur les Routes de la Soie qui ne prouvent plus preneur à Manille). « Grâce à ce corridor, le Japon, les Philippines et les États-Unis s’engagent à accélérer les investissements coordonnés dans des projets d’infrastructure à fort impact, notamment ferroviaires ; modernisation des ports ; chaînes d’approvisionnement et déploiements d’énergie propre et de semi-conducteurs ; secteur agroalimentaire ; et améliorations du port civil de Subic Bay. »

On le sait, la puissance à l’origine de ce rapprochement, c’est la Chine. Notons ici l’ironie de la situation étant donné l’incapacité de la Chine à dépasser le trauma des traités dits « inégaux » signés entre 1842 et le Traité de Nankin (mettant fin à la guerre de l’Opium et forçant l’ouverture commerciale de la Chine en 1915 et les « 21 demandes » du Japon à la Chine). Le terme de « traité inégal » est censé dénoncer un contrat « rendu nul » par la perte de souveraineté qu’il implique pour l’un des signataires. Pourtant, c’est le cas d’une majorité de traités signés après une guerre perdue. Pour les dirigeants chinois depuis Sun Yat Sen qui a développé cette notion en 1924 jusqu’à Xi Jinping aujourd’hui, la réjuvénation de la nation chinoise demande de pouvoir revenir avant les guerres de l’Opium : non à la Chine des Ming mais à celle des Qing qui a colonisé dans le sang le Tibet et le Xinjiang et avait repris Formose aux loyalistes Ming ayant défait les Hollandais. C’est au nom aussi de prétentions historiques remontant au moins au 19ème siècle que la Chine réclame la souveraineté sur 87% de la mer de Chine méridionale et sur une partie de la mer de Chine septentrionale. L’ironie est que le ressentiment mémoriel chinois nourrit par sa volonté de « rectification » ayant des allures de « guerre juste », le rapprochement des anciens ennemis qui se sont causés mutuellement des torts infiniment plus sérieux et graves à des dates historiques bien plus récentes. Nietzsche disait dans ses Considérations Inactuelles que la capacité d’oubli était la preuve d’une âme forte et que le ressassement historique témoignait au contraire d’une incapacité maladive à sortir du passé.

Dans le cas du Japon, le nombre de jours pendant lesquels des navires du gouvernement chinois ont été repérés dans la zone contiguë aux îles contestées de la mer de Chine orientale (les îles sous contrôle japonais mais revendiquées par la Chine, connues sous le nom d’îles Senkaku au Japon et d’îles Diaoyu en Chine) a atteint un niveau record en 2023 – non seulement record du nombre de jours, mais aussi du nombre de navires chinois opérant dans les mêmes eaux. Du côté des Philippines, il ne s’agit pas simplement d’incursions, mais d’occupations et de manœuvres visant à empêcher les Philippins de circuler librement dans leur Zone Economique Exclusive (ZEE).

C’est donc la Chine qui par ses actions de déstabilisation constante envers les Philippines et le Japon, leur permet d’acter une réconciliation qui pourrait aider à préserver la paix dans le détroit de Taïwan grâce au rôle dissuasif d’une telle alliance.

On ne peut que s’interroger sur le caractère étonnamment contre-productif de la stratégie chinoise qui semble vouloir alimenter tous les fronts de tension à la fois : non seulement contre le Japon et les Philippines, des alliés des Etats-Unis, mais même contre le Vietnam.

Début mars, la Chine avait discrètement « transformé » une partie du golfe du Tonkin en une extension de ses eaux intérieures en traçant une nouvelle ligne de démarcation à l’extrémité nord-est du golfe. En vertu de la déclaration unilatérale de Pékin, une zone en forme de croissant s’étendant jusqu’à 50 milles marins de la côte chinoise serait entièrement soumise aux lois nationales chinoises. Même si la nouvelle ligne de base ne traverse pas la ligne de démarcation maritime entre le Vietnam et la Chine, elle pourrait servir de base à de futures revendications sur les eaux vietnamiennes et permettre également à la Chine d’exercer un contrôle administratif total sur toute la navigation dans l’extrémité nord-est du golfe et dans le détroit de Hainan, avec des effets potentiels sur les intérêts maritimes vietnamiens.

C’est pourquoi, alors même que la Chine ne cesse de proclamer son droit sacré sur la mer de Chine méridionale, ses voisins s’organisent. Début janvier, le Vietnam et les Philippines s’étaient entendus pour renforcer la coopération de leurs garde-côtes. En novembre 2023, le Président vietnamien Vo Van Thuong et le Premier ministre japonais Fumio Kishida avaient annoncé un « partenariat stratégique global » et convenu d’élargir leur coopération pour un « Indo-Pacifique libre et ouvert ».

Que le rapprochement du Japon et des Philippines se fasse sous l’égide des Etats-Unis ne doit pas nous inciter à n’y voir qu’une « guerre de proxy » et à tomber dans la propagande de Pékin de « petits » pays poussés à s’opposer à la Grande Chine pour satisfaire l’avidité de « l’Empire ». Quoiqu’en disent les cartoonistes du Global Times (cf photo), le fait est que personne en Asie ne veut d’une pax sinica et que Washington semble seul à même de pouvoir prémunir les pays de la zone de la constitution d’une mare nostra aux caractéristiques chinoises.

Par Jean-Yves Heurtebise

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