Petit Peuple : Yunnan – Gu Yue : Un bambou à la place du cœur

Yunnan – Gu Yue : Un bambou à la place du cœur

Trop c’est trop. Voilà ce que Gu Yue s’est dit quand son patron, qui était aussi son amant, lui a annoncé la bouche en cœur promouvoir un collègue masculin moins expérimenté au poste qu’elle convoitait depuis son entrée dans cette grande multinationale huit ans plus tôt. Mais, lui susurrait le traître, pour patienter avant la prochaine promotion qui serait la sienne bien sûr, il avait une surprise : une virée en amoureux dès le lendemain en Thaïlande ! Il la regardait, un sourire satisfait aux lèvres et elle a pensé : Six ans. Six ans d’un parcours sans faute, d’un dévouement sans failles pour cette entreprise qui lui volait les meilleures années de sa vie sans rien lui donner en retour, six ans donc à attendre deux choses : une demande en mariage de cet homme devant elle – un homme marié qui lui jure chaque lundi matin, la bouche pleine du baozi au porc de son petit déjeuner, qu’il quittera sa femme le mois prochain … pour n’en rien faire – et la promotion convoitée à la direction financière.

Gu Yue avait été patiente, compréhensive, battante, aimante, à l’écoute. Elle avait rongé son frein en avalant les kilomètres lors de ses running dominicaux le long de la rivière Suzhou, avait préparé des centaines de valises à la dernière minute pour rejoindre le patron lors de week-ends impromptus au gré de ses voyages business, avait mis en pause sa vie dans l’espoir qu’elle commence vraiment aux conditions qu’elle s’était fixées. Une colère effroyable l’a saisie tout d’un coup et elle a giflé le patron avant de claquer la porte. Furieux, il éructait : « Tu n’es rien sans moi ! Tu vas regretter ton train de vie avec moi, personne d’autre ne pourra t’offrir ça ! »

Ce qu’il n’a jamais pris le temps de savoir sur Gu Yue lui aurait été bien utile à cet instant car il aurait compris que ses exclamations enragées, loin de la décourager, serviraient de détonateur. Gu Yue s’est faite toute seule, deuxième fille d’un couple d’ouvriers qui espéraient un garçon de tout leur cœur. Ses 30 premières années, elle les a passées à leur prouver qu’ils n’avaient pas perdu au change. Sa bien-aimée nainai (奶奶, nǎinai – grand-mère paternelle) qui l’a élevée, s’exclamait : « un tempérament de garçon dans un corps de fille » !

Dépendante d’un homme, d’un salaire, elle ? Il ne perd rien pour attendre !

En quelques mois, Gu Yue a liquidé sa vie à Shanghai, sollicité son réseau pour trouver un partenaire d’un genre particulier, un Robinson capable de survivre dans n’importe quel environnement avec pratiquement rien. Dans le Yunnan, elle a trouvé Yang, un jeune homme robuste. Né à la campagne, il sait rendre habitable une cabane abandonnée, couper du bois, cultiver des légumes, chasser, pêcher, faire du feu. Avec lui, elle est partie s’installer dans une hutte sans électricité ni eau potable, dans les contreforts montagneux du Yunnan. Pour survivre ? 10 000m2 de terres cultivables dans une vallée, rapidement transformées en potager et verger. Fruits et légumes assurent la nourriture quotidienne et des revenus lorsqu’ils les écoulent sur les marchés locaux. La cuisine se fait au feu de bois et la vie s’articule autour de la météo et des saisons. Gu Yue et Yang dorment séparément, partagent les revenus au prorata du temps passé à travailler au verger/potager.

Au contact de Yang, Gu Yue apprend petit à petit les techniques de survie, s’habitue à la lenteur d’une vie calée sur le rythme de la nature, apprend à apprécier le silence, le bruit de la pluie sur la tôle ondulée du toit, la chaleur d’un feu après une journée passée dans la neige. Mois après mois, elle se détend, s’apaise. Mais rien ne fait flancher une décision annoncée dès le début à Yang : pas de mariage. Ils vivent ensemble mais qu’il ne s’attache pas à elle surtout ! Viendra un jour où elle partira vivre de son côté. Au bout de trois ans, ils ont accueilli une petite fille, née dans la hutte, Yang démontrant pour l’occasion des talents de sage-femme insoupçonnés. Mais Gu Yue reste inflexible, pousse même Yang dans les bras d’autres filles des environs et il s’interroge. Leur bonheur présent ne peut-il apaiser les blessures passées, atténuer cette volonté constante de Gu Yue de prouver à elle-même, aux autres, ce dont elle est capable ? Serait-elle prête un jour à détruire ce qui fait leur vie par peur d’y être trop attachée ? Et si elle part vraiment, que deviendra leur enfant ?

– Ma petite-fille ? dirait la grand-mère de Gu Yue, elle a toujours fait comme elle l’entend, toujours un plan bien arrêté en tête, elle a, comme on dit, un bambou dans la poitrine : 胸有成竹 (xiōng yǒu chéng zhú)! 

– Mais cette fois-ci, continue l’aïeule en chuchotant, j’espère qu’il ne se fortifiera pas sur les ruines d’un cœur !

Par Marie-Astrid Prache

NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.

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