Le cinéma hongkongais a été pendant longtemps au firmament du cinéma mondial, avec un âge d’or du milieu des années 1980 à la fin des années 1990, marqué par Jet Li et Wong Kar-wai. C’est le moment où Hong Kong était encore dans un « entre-deux » propice à tous les rêves et les désirs, les tourments et les doutes, entre la fin de la colonisation britannique et le début de la colonisation chinoise. C’est aussi le moment de la première migration de masse des Hongkongais : entre le début des discussions sur la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1984 et leur aboutissement en 1997, près d’un million de personnes émigrèrent, faisant subir à Hong Kong sa première saignée de capital humain et financier.
Un bref retour vers le passé s’impose pour mieux comprendre le présent. Tout commença par la « déclaration commune sino-britannique », signée par Zhao Ziyang et Margaret Thatcher le 19 décembre 1984 à Pékin. Ce document stipulait que la Chine déclarait reprendre l’exercice de sa souveraineté sur Hong Kong avec effet au 1er juillet 1997. Conformément au principe « un pays, deux systèmes » convenu entre le Royaume-Uni et la République Populaire de Chine, le système socialiste ne serait pas appliqué dans la Région Administrative Spéciale (RAS) avant 2047. La Loi fondamentale de Hong Kong garantissant que Hong Kong devait conserver son système législatif ainsi que les droits et libertés du peuple pendant cinquante ans, en tant que région administrative spéciale de la Chine.
C’est dans ce contexte que doivent se comprendre les réactions internationales concernant la dérive sécuritaire sur Hong Kong depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et les révolutions hongkongaises des parapluies de 2014 (contre la décision de réforme du système électoral de Hong Kong) et les « révoltes liquides » (pour les nommer en référence au slogan « Be Water ») de 2019 (contre le projet d’amendement de la loi anti-extradition).
La branche légale de cette dérive sécuritaire est liée à l’article 23 de la Loi fondamentale, exigeant que Hong Kong promulgue une loi sur la sécurité nationale qui interdise la trahison, la sécession, la sédition, la subversion contre le gouvernement central, le vol de secrets d’État et aux organisations étrangères de mener des activités politiques sur le territoire.
La première tentative de mise en œuvre fut déjouée par une manifestation massive le 1er juillet 2003, lorsqu’un demi-million de personnes défilèrent dans le centre-ville de Hong Kong. La loi fut finalement retirée de l’examen suite à une division dans le camp pro-Pékin qui perdit la majorité au sein de l’Assemblée législative. La législation proposée donnait plus de pouvoir à la police, par exemple en n’exigeant pas de mandat de perquisition pour perquisitionner le domicile d’un terroriste présumé. Après cet épisode, le gouvernement a mis le projet de loi en suspens pour une durée indéterminée…
Jusqu’à ce que le 30 juin 2020, suite aux protestations de 2019 contre la loi d’extradition, l’Assemblée populaire nationale (ANP) chinoise impose à Hong Kong de promulguer une loi définitive sur la sécurité nationale’. Le 12 avril 2022, avant sa nomination comme chef de l’exécutif de Hong Kong en juillet 2022, John Lee déclarait que la mise en œuvre de la législation sur la sécurité serait pour lui une priorité absolue – promesse réitérée en janvier 2023, après avoir rencontré le responsable du Parti communiste chinois Xia Baolong.
Puis les choses sont allées très vite : le Bureau de la sécurité de Hong Kong a lancé une consultation publique sur la législation relative à l’article 23 le 30 janvier 2024, qui s’est terminée un mois plus tard. Le projet présenté au Conseil législatif le 8 mars 2024 prévoit des peines allant jusqu’à la prison à vie pour trahison, insurrection et incitation à la mutinerie d’un membre des forces armées chinoises. Officiellement adopté le 19 mars (cf photo), il est entré en vigueur quatre jours plus tard…
La version de 1987 de « l’article 23 » exigeait seulement que la RAS « interdise par la loi tout acte portant atteinte à l’unité nationale ou renversant le gouvernement populaire central ». Dans sa dernière mouture, il stipule que la RAS « promulguera elle-même des lois pour interdire tout acte de trahison, de sécession, de sédition, de subversion contre le gouvernement populaire central ou de vol de secrets d’État, pour interdire aux organisations ou organismes politiques étrangers de mener des activités politiques dans la région, et d’interdire aux organisations ou organismes politiques de la région d’établir des liens avec des organisations ou organismes politiques étrangers ».
En outre, entre 2003 et 2020, la définition du crime de sécession a changé : en 2003, il signifiait le recours à « la force ou à des moyens criminels graves » qui « mettent gravement en danger la stabilité » de la Chine ou l’engagement dans une guerre, alors qu’en 2020, celle-ci comprend les actes qui menacent Hong Kong ou la Chine « que ce soit ou non par la force ou la menace de la force ». Autrement dit, l’action violente n’est plus seule criminalisée, mais toute manifestation même la plus pacifique qui vise à « séparer » Hong Kong du Continent en demandant pour le territoire un régime d’exception légal, culturel, intellectuel ou financier. La loi crée un nouveau délit de sabotage consistant à utiliser illégalement un système informatique ou électronique pour mettre en danger la sécurité nationale, passible de 20 ans de prison. La définition des secrets d’État semble assez large puisqu’elle inclut les secrets militaires, de sécurité et diplomatiques, ainsi que des informations sociales, économiques et technologiques classifiées impliquant les gouvernements chinois et de Hong Kong, et leurs relations.
L’article 23 signe donc la mise à mort légale du modèle « un pays, deux systèmes ». Il s’accompagne de l’annulation de concerts, d’événements, de la fermeture de libraires, d’une volonté d’exode des intellectuels et des étudiants et d’un climat anxiogène généralisé. The Economist rapporte qu’environ 200 000 personnes ont quitté Hong Kong ces dernières années, entraînant une fuite des cerveaux vidant peu à peu l’ancienne Cité-(quasi-)État de sa substance démographique, culturelle, linguistique et économique.
Du fait de cette nouvelle loi, les entreprises étrangères devront sans doute s’abstenir de certaines activités de conseil et réfléchir à deux fois en raison des craintes de violation des lois sur les secrets d’État. Ce n’est pas un hasard si les prix de l’immobilier dans le centre financier sont tombés à leur plus bas niveau depuis sept ans et si le marché boursier de Hong Kong s’est effondré à l’un des rythmes les plus rapides au monde : l’indice Hang Seng a chuté de près de 50 % entre janvier 2021 et janvier 2024. Hong Kong est le laboratoire testamentaire du libéralisme politique, économique et social : le processus de dé-libéralisation légale va de pair avec celui de dé-libéralisation commerciale dans un cercle vicieux où le profit est confisqué par une élite politico-économique au sein d’un territoire où plus que jamais faire des affaires rime avec affairisme.
Sommaire N° 11 (2024)