En guise de vœux de fin d’année, outre l’expression habituelle de la volonté d’annexer Taïwan au plus tôt afin de mettre fin à la division territoriale de la « Grande Chine », Pékin a aussi annoncé le 31 décembre son intention de maintenir « 365 jours par an » sa présence navale autour des Diaoyutai – Senkaku en japonais. Et ceci afin de renforcer sa revendication sur ces îles sous administration japonaise que la Chine estime devoir lui revenir en propre, tout comme Taïwan et 87% de la mer de Chine du Sud. Toujours très réactif, l’ambassadeur américain à Tokyo, Rahm Emanuel, a condamné une telle « résolution du Nouvel An ».
Un mois plus tôt, lors d’une visite aux garde-côtes à Shanghai, Xi Jinping avait souligné la nécessité de « renforcer constamment » les revendications de Pékin sur les îles. Une attitude qui ne laisse place à aucun compromis et qui intensifie encore les tensions dans la région. Cette déclaration donne aussi le feu vert aux garde-côtes chinois pour se montrer de plus en plus agressifs envers leurs homologues philippins.
Pour les Senkaku, les garde-côtes chinois ont élaboré un plan pour que leurs navires s’approchent quotidiennement des îles et « procèdent à des inspections des bateaux de pêche japonais dans la zone maritime, si nécessaire ». De fait, huit navires chinois ont été repérés dans la zone en début de semaine, et quatre autres en fin de semaine. Si Xi Jinping se prononce pour une présence à « 365 jours par an », c’est parce qu’il veut intensifier une présence déjà quasi maximale, des navires chinois ayant été repérés dans la zone pendant 352 jours en 2023.
Sur le plan géographique, les Senkaku se trouvent environ à 100 milles au nord-est de la côte nord de Taiwan et à 250 milles à l’ouest de la préfecture japonaise d’Okinawa. Leur caractère stratégique vient du fait qu’elles sont situées à proximité de voies de navigation-clés, de riches zones de pêche et de réserves potentiellement importantes de pétrole et de gaz naturel.
Sur le plan historique, les Diaoyutai font partie de l’archipel de l’ancien Royaume des îles Ryukyu qui gouverna la région de 1429 à 1879 en tant que vassal de la Chine impériale des Ming. Les Diaoyutai firent partie de la prise de Taïwan par le Japon en 1895, mais ne furent pas inclus dans les territoires cédés par le Japon après la deuxième guerre mondiale.
Voilà encore un exemple du lien étroit, quoique paradoxal, entre les sorts de Taïwan et du Japon. D’une part, il est évident que si jamais la Chine devait annexer Taïwan, les Senkaku seraient directement sur la liste des territoires adjacents grandement menacés. D’autre part, il faut rappeler que la République de Chine (c’est-à-dire Taïwan) considère aussi les Diaoyutai comme partie intégrante de snon propre territoire. Il faut également se souvenir que ce qu’on appelle « la ligne à neuf traits », délimitant une portion de la mer de Chine méridionale, a été initialement posée par le gouvernement KMT à Taïwan en 1947 avant d’être reprise par Pékin.
C’est un des rares points de convergence entre Taïwan et la Chine, un point sur lequel on pourrait préférer que Taïwan ait une attitude plus réaliste et plus progressiste. Mais ce n’est pas si simple, car pour que Taïwan abandonne totalement et publiquement sa prétention à la souveraineté sur les Senkaku, il faudrait qu’elle coupe le lien constitutionnel qui la rattache à la Chine – ce qui serait perçu comme une déclaration d’indépendance…
Suite à cette annonce chinoise à l’aube de 2024, un porte-parole du ministère japonais de la Défense a déclaré que « la position du Japon concernant les îles Senkaku reste la même, et nous répondrons résolument à tout mouvement visant à modifier le statu quo ». C’est là encore un point commun entre le Japon et Taïwan vis-à-vis de la Chine dite populaire. Ce que veulent le Japon et Taïwan, c’est préserver le statu quo de leur souveraineté sur les territoires qu’ils contrôlent militairement, économiquement et juridiquement. C’est la Chine qui veut changer le statu quo parce qu’elle pense que l’ordre international élaboré avant son émergence comme grande puissance mondiale contraint et limite son développement. Ce qui est paradoxal puisque la Chine est déjà devenue une puissance économique, militaire, technologique de premier plan alors même que cet ordre international était en place. En voulant tordre et contraindre cet ordre mondial, la Chine risque de précipiter un chaos préjudiciable à son émergence et ce au nom d’une extension territoriale qui parait parfois dérisoire – comme c’est le cas justement pour les 5 km² des îlots rocheux des Senkaku…
Mais la Chine se retrouve aussi prisonnière de sa propre rhétorique et de son propre complexe militaro-industriel sur lequel Xi Jinping entend reprendre la main, comme le montre le limogeage « sans fin » de hauts gradés de l’armée.
Cette rhétorique agressive d’Etat trouve sa manifestation la plus claire et la moins reluisante sur l’internet chinois dont la frange nationaliste s’est fait remarquer par les messages de joie (cf capture d’écran ci-contre) à l’annonce des catastrophes qui ont marqué le Japon en ce début d’année, notamment le tremblement de terre du 1er janvier dans la péninsule de Noto et qui a fait au moins 200 morts.
Ainsi, dans des vidéos publiées sur Weibo et Douyin, l’animateur de télévision Xiao Chenghao a suggéré à ses millions d’abonnés que le séisme du Nouvel An qui a frappé la préfecture d’Ishikawa sur l’île japonaise de Honshu relevait du « karma ». Même si son compte a été temporairement suspendu, cela lui a permis d’augmenter sa cote de popularité : ses abonnés sur Douyin sont passés de 6 à 8 millions…
Même si cet épisode n’est pas représentatif de l’ensemble de la Chine et des Chinois, il est malgré tout inquiétant que les autorités chinoises, d’ordinaire si promptes et tatillonnes à réprimer les moindres critiques libertaires, aient laissé le champ ouvert à l’expression de la Schadenfreude nationaliste.
Sommaire N° 1-2 (2024)