Editorial : Le Premier ministre « du peuple » fait ses adieux

Le Premier ministre « du peuple » fait ses adieux

C’est au lendemain de la Toussaint que l’ex-premier ministre Li Keqiang, 68 ans, a été incinéré au cimetière révolutionnaire de Babaoshan (Pékin), une semaine après avoir été victime d’une crise cardiaque à Shanghai.

Des images diffusées par les médias d’Etat montrent le président Xi Jinping, son épouse Peng Liyuan ainsi que les six autres membres du Comité Permanent, se prosterner tour à tour devant le cercueil ouvert du défunt, puis présenter leurs condoléances à la veuve de Li Keqiang. Son mentor, l’ex-président Hu Jintao, 80 ans, lui a fait parvenir une couronne de fleurs.

L’inhumation de l’ancien n°2 chinois marque la fin d’un hommage modeste de la part de l’Etat et du Parti, mais qui reste protocolairement identique à celui réservé en 2019 à l’un de ces prédécesseurs, Li Peng, décédé à l’âge de 90 ans. D’ailleurs, le langage employé dans la nécrologie officielle de Li Keqiang est sensiblement le même que celui utilisé pour d’autres personnalités décédées.

Mais pour le leadership, le malaise était palpable : comment enterrer au plus vite un Premier ministre populaire sans que son décès ne déclenche une vague de mécontentement vis-à-vis des leaders actuels, Xi Jinping en particulier ?

Sur la toile, les censeurs avaient reçu pour consigne de faire « très attention aux commentaires trop élogieux » à l’endroit de l’ex-premier ministre. Ainsi, la plupart des messages qui restaient visibles se contentent de souhaiter « paix à son âme » à Li Keqiang, accompagnés de petites bougies… Mais l’émotion de la population allait bien au-delà.

Au moins deux journaux se sont affranchis des directives éditoriales en affichant des chrysanthèmes en page de « une », tandis que le Southern Metropolis (南方都市) – connu pour ses positions libérales – a choisi un arbre majestueux pour exprimer indirectement ses condoléances, référence à une chanson associée à Hu Yaobang et dont le décès avait conduit au Printemps de Pékin en 1989.

De nombreux Chinois ont également tenu à rendre hommage à Li Keqiang en déposant des bouquets de fleurs devant sa maison familiale dans un petit village de l’Anhui, ou devant son ancienne résidence à Hefei, capitale provinciale, voire dans le Henan et le Liaoning, deux provinces qu’il a gouvernées.

Beaucoup s’interrogent sur les causes de sa mort soudaine : il est en effet bien connu que tous les dirigeants chinois sont suivis par les meilleurs médecins du pays et bénéficient des meilleurs soins. Dans ces conditions, il n’est pas rare de les voir dépasser les 90 ans. Alors, qu’est-il arrivé à Li Keqiang, lui qui avait l’air en si bonne forme lors de sa dernière apparition publique (là encore, censurée) le 31 août aux grottes de Mogao (Gansu) ?

Les thèses conspirationnistes pullulent, attisées par l’opacité du fonctionnement du Parti et de ses luttes intestines. En moins de trois mois, il y a eu le limogeage inexpliqué de deux Conseillers d’Etat, la mise aux arrêts d’un bon nombre de dirigeants de l’APL, la sortie forcée de Hu Jintao lors de la cérémonie de clôture du XXème Congrès du Parti en octobre 2022 ou encore l’éjection du Politburo d’un autre de ses protégés (Hu Chunhua)… Les mystères s’accumulent à Zhongnanhai !

Au-delà du décès de Li Keqiang, les Chinois font surtout le deuil de sa ligne politique : modérée, réformiste, voire libérale. « A quoi ressemblerait la Chine d’aujourd’hui si Li Keqiang avait été choisi pour diriger le pays en 2012 ? », se questionnent certains en privé. Probablement à l’opposé de ce qu’elle est aujourd’hui. Il faut néanmoins rester lucide : si les Chinois honorent Li, ce n’est pas tant pour ce qu’il a accompli, mais pour ce qu’il représentait : un dirigeant ouvert, proche du peuple et favorable à l’entreprenariat privé, tout l’inverse de Xi Jinping en somme.

Le mot de la fin revient à l’écrivain en exil Murong Xuecun (nom de plume de Hao Qun) : « beaucoup voient en Li Keqiang le reflet d’eux-mêmes, comparant leurs propres existences réprimées sous le règne autocratique de Xi à celle du premier ministre marginalisé et humilié durant tout son mandat. Ainsi, lorsqu’ils pleurent la mort de Li Keqiang, ils se pleurent aussi un peu eux-mêmes ». 

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