C’est ce qui s’appelle la stratégie de la carotte et du bâton. Au moment où la Chine a dévoilé son « modèle d’intégration économique » de Taïwan avec la province du Fujian, l’Armée Populaire de Libération (APL) a déployé 20 navires de guerre à l’est de l’île. Cela établit le record du plus grand nombre de bâtiments de combats chinois opérant autour de Taïwan depuis que le ministère de la Défense nationale taïwanais a commencé à publier ces chiffres. Il s’agit d’un exercice majeur qui fait partie intégrante de la formation annuelle de l’APL.
Cet exercice implique au moins 8 croiseurs et frégates du Commandement du Théâtre Est ainsi qu’un déploiement du groupement tactique du porte-avion Shandong (cf. photo) du Commandement du Théâtre Sud. Un exercice combiné impliquant au moins deux commandements de l’APL est quelque chose d’important. Cela lui donne la possibilité d’améliorer son interopérabilité et de renforcer ses capacités de combat dans une série de disciplines nécessaires pour toute éventualité impliquant Taïwan. De plus, l’activité des forces aériennes de l’APL au sud-ouest de Taïwan suggère que les unités mènent des opérations coordonnées et que cet entraînement est un exercice conjoint. Cet exercice n’est qu’une étape pour atteindre les objectifs de modernisation fixés par Xi Jinping à l’APL d’ici 2027.
Cette démonstration de force est sans doute la « réponse » (à la disproportionnalité calculée) au fait que deux jours plus tôt, des navires de guerre américains et canadiens aient transité par le détroit de Taïwan avant de se livrer à des exercices conjoints en mer de Chine méridionale. L’exercice Noble Wolverine, qui se déroule en plusieurs phases, comprend des exercices de manœuvres, des opérations sur petits bateaux et une formation au poste de pilotage d’hélicoptères, ainsi que des opérations bilatérales de routine en surface. Il met en liaison le destroyer lance-missiles de classe Arleigh Burke USS Ralph Johnson (DDG 114) de l’armée américaine et la frégate NCSM Ottawa (FFH 341) de la Marine royale canadienne pour des manœuvres conjointes en mer de Chine du Sud.
Rappelons que le détroit de Taïwan et la mer de Chine du Sud sont considérées comme des eaux internationales par l’ensemble des pays de la planète – sauf par la Chine qui entend nationaliser aussi bien le détroit que l’intérieur du périmètre en dix traits couvrant la surface maritime de cette région. Notons aussi que la liberté de navigation est l’un des principes les plus anciens du régime juridique régissant les espaces maritimes : selon le grand juriste néerlandais du XVIIème siècle Hugo Grotius, la mer est la principale voie de communication et de coopération entre les nations qui doit donc rester libre et ne doit pas être contrôlée par un état.
Pour mettre en perspective la récente manœuvre de la marine chinoise dans le détroit de Taïwan, il faut également rappeler qu’en « représailles » de la visite de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, le 2 août 2022 à Taipei, la Chine avait fait circuler 14 navires en différents points de l’archipel. Depuis lors, la Chine a maintenu une présence relativement constante autour de Taïwan, avec une moyenne d’environ 3 à 5 navires de guerre par jour. De fait, la marine chinoise est numériquement la plus grande marine au monde avec une force de combat globale de 340 navires et sous-marins.
Rétrospectivement, cette démonstration du 11 septembre démontre qu’il était erroné – comme beaucoup de commentateurs l’ont fait – de mettre l’activité militaire de la Chine après la visite de Pelosi sur le compte de cette visite. C’était une manière d’incriminer à la fois Taipei et Washington et de permettre à Pékin de justifier sa stratégie militaire sous la cape de la victime malheureuse, de l’agneau terrorisé que l’on aura forcé à montrer les dents pour ne pas paraître faible. Cela permettait à la Chine de jouer un scénario qu’elle affectionne particulièrement : celui du grand pays pacifique que l’on force à se défendre pour sauvegarder ce qui lui revient de droit et de toute éternité.
Les 20 navires de guerre chinois en réponse à un exercice conjoint dans des eaux internationales démontrent que la Chine place le curseur de la non-acceptabilité et de la réactivité de plus en plus haut. La visite de Pelosi ne fut que l’occasion opportune pour la Chine de faire un test grandeur nature à la fois de ses capacités et des réactions à sa démonstration de force à Taipei, à Tokyo, à Washington… Désormais, la Chine populaire peut se satisfaire d’un prétexte quelconque, voire même pourra bientôt se satisfaire d’une absence totale de prétexte, pour déclencher une simulation en temps réel d’un encerclement naval et aérien de la zone d’identification de défense aérienne (en anglais « ADIZ ») de la République de Chine. Tout en donnant en plus à sa population le message qu’elle veut recevoir : à savoir, nous sommes la puissance dominante et la seule chose qui nous retient, ce ne sont pas les Etats-Unis, c’est notre propre bienveillante et paternelle magnanimité envers une province renégate.
Il n’est nul besoin d’invoquer L’ Art de la Guerre de Sun Zi et son fameux : « le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre », pour justifier la stratégie d’oppression infligée à une démocratie aimable et vivante. Il suffit de constater que la Chine raccourcit petit à petit le nœud coulant qui enserre Taïwan dans sa nasse. Presqu’inutile aussi de s’évertuer à discuter des capacités de défense de Taïwan et de la participation ou non à la guerre sino-taïwanaise (une affaire de police interne pour la Chine, comme l’est pour la Russie l’invasion de l’Ukraine) du Japon, des Etats-Unis ou de l’Australie.
Car la Chine ne veut pas la guerre – quoiqu’elle s’y prépare et ne s’interdit pas de la faire si ce qu’elle veut (la reddition sans condition) n’est pas possible. Mais elle refuse tout autant cette paix qui permet à Taïwan de vivre avec un PIB par habitant trois fois supérieur à celui du continent. La Chine ne veut pas faire la guerre à un territoire économique dont elle importe massivement les biens : 40% des importations taïwanaises vont vers la Chine.
Ce que la Chine veut, ce n’est ni la guerre destructive, ni la paix réparatrice ; ce que Pékin veut, c’est pousser petit à petit le curseur des exercices navals et des préparations militaires jusqu’au moment où n’importe quoi pourra servir de prétexte pour cautionner un chantage à la guerre, pour pousser Taipei à n’avoir plus qu’une seule option : la reddition totale (la seule réponse « rationnelle – que les autres pays pousseront peut-être Taïwan à choisir au nom de la paix mondiale… et de la stabilité économique) ou la destruction radicale (que la Chine présentera non comme une attaque contre un ennemi, mais comme un suicide imposé par un gouvernement félon à une population « amie »).
Sommaire N° 30 (2023)