Voilà qui s’appelle bien choisir son moment : c’est en pleine visite officielle de Gina Raimondo, secrétaire d’Etat au Commerce US (le 29 août), que Huawei – faisant l’objet de sanctions de la part de l’administration américaine – a choisi de lancer son tout dernier smartphone, le Mate 60 Pro. Cela faisait plus de trois ans que Huawei n’avait plus sorti d’appareil doté d’une connexion 5G.
L’ironie de la situation n’a pas échappé aux internautes chinois, qui ont réalisé des montages mettant en scène la politicienne américaine en tant qu’ambassadrice de Huawei (cf photo). Sur les sites de e-commerce, le visage de Mme Raimondo s’est retrouvé imprimé sur des coques de smartphones…
Sur fond de nationalisme ambiant, différents médias et experts chinois n’ont pas tardé à célébrer une « victoire de l’innovation chinoise » face aux restrictions américaines ou une « nouvelle étape franchie » sur le chemin de l’auto-suffisance technologique.
Les clients, eux, se pressent dans les boutiques Huawei pour pré-commander le fameux smartphone, vendu au prix de 6 990 yuans. Malgré ce positionnement premium, le Mate 60 Pro est promis à un joli succès commercial qui lui permettrait de retrouver sa place parmi les plus gros vendeurs de smartphones sur le marché chinois.
Cette « remontada » ne fait pas les affaires d’Apple, qui vient de voir ses iPhones bannis des poches des employés du gouvernement chinois et des entreprises d’Etat, officiellement par crainte d’espionnage (officieusement, en représailles aux sanctions américaines).
De manière surprenante, face à ce tapage médiatique, Huawei a préféré faire profil bas. Même la connexion 5G n’apparaît pas dans le descriptif technique de l’appareil. Le spécialiste des télécoms anticipait probablement une réaction beaucoup moins enthousiaste de l’autre côté du Pacifique à la sortie de son smartphone.
De fait, à Washington, c’est la douche froide… Le gouvernement américain a annoncé mener sa propre enquête sur les puces qui équipent les Mate 60 Pro, tandis que les experts les décortiquent sous tous les angles… Par qui ont-elles été fabriquées et comment ?
D’après TechInsights, une firme canadienne spécialisée, les circuits des puces Kirin 9 000s, présentes dans le Mate 60 Pro, sont l’œuvre de SMIC, leader chinois dans la production de semi-conducteurs, lui aussi sanctionné par Washington.
Même si ces puces d’une finesse de 7 nanomètres ont deux générations de retard par rapport à celles qui équiperont les prochains iPhone 15, gravés par le leader mondial taiwanais TSMC à 3 nanomètres, cela n’en reste pas moins un exploit pour le fabricant chinois, qui ne dispose pas des machines de lithographie les plus avancées, faute de pouvoir s’approvisionner auprès du n°1 mondial néerlandais ASML. Ainsi, le groupe shanghaien aurait trouvé un moyen de contourner ces restrictions en utilisant des équipements plus anciens. Le revers de la médaille est que cette méthode souffre d’un taux de défauts plus important et est plus longue, ce qui pourrait venir limiter sa capacité de production.
Autre hypothèse avancée par Edison Lee, analyste chez Jefferies : il est « fortement probable » que Huawei (ou sa filiale HiSilicon) ait acheté technologie et équipements à SMIC pour développer lui-même la Kirin 9 000s. Ce tour de « passe-passe » permettrait légalement à SMIC de ne pas se retrouver en infraction avec les sanctions américaines dont il fait l’objet depuis décembre 2020…
Le Mate 60 Pro renferme un dernier mystère : la présence de mémoire Flash fabriquée par la société sud-coréenne SK Hynix. Cette dernière assure avoir bien respecté l’embargo imposé par les Etats-Unis et affirme ne pas savoir comment ses puces ont pu se retrouver là… Il reste possible que ces composants soient issus d’un stock accumulé par Huawei avant la mise en place des restrictions commerciales fin 2019 ou bien proviennent de marchés secondaires non directement liés à la firme coréenne.
Quel que soit le scénario, cette nouvelle étape franchie par Huawei (et/ou SMIC) pose la question de l’efficacité à long terme des restrictions américaines. A Washington, plusieurs hommes politiques appellent déjà à renforcer les sanctions et à colmater d’éventuelles brèches commerciales, alors que l’administration Biden doit justement se prononcer sur le sujet dans les semaines à venir.
Certains commentateurs se demandent néanmoins si le jeu en vaut la chandelle : plus sévères seront les sanctions, plus déterminées seront les entreprises chinoises à trouver un moyen de les contourner, avec un sentiment d’urgence qu’elles n’auraient probablement pas eu si le gouvernement américain ne les avait pas pris pour cible…
Sommaire N° 29 (2023)