Interview de l’artiste Ai Weiwei, pour Polka Magazine, n°17 février 2012 à l’occasion de l’Exposition « Entrelacs » au Musée du Jeu de Paume jusqu’au 29 avril 2012. Propos recueillis par Eric Meyer.
Ai Weiwei, Bonjour, dans quelques jours ouvre Entrelacs, votre première exposition en France, au Musée du Jeu de Paume – quel en est le sujet, et quelle impression l’événement vous laisse-t-il ?
AWW : Tout d’abord, un grand merci à la France, de me donner l’occasion de m’y exprimer. Il s’agit d’une très large rétrospective sur moi-même, depuis les années 80 à ce jour. La sélection est faite à partir de 250.000 données. Elle inclut des données de ma vie aux Etats-Unis (1981-1993, ndlr), puis après mon retour en Chine, les créations artistiques, projets d’architecture, mon travail sur internet. La thématique est : « Qui suis-je ».
La France joue un rôle très spécial dans ma culture, les premières années de mon éducation : dans les années ’30, mon père (Ai Qing, célèbre poète révolutionnaire, ndlr) à l’âge de 18-19 ans avait vécu à Paris durant les 3 ans et avait été fortement influencé par le courant d’idées progressistes qui y régnait. De retour en Chine, il avait publié des poèmes, qui l’avaient envoyé pour plusieurs années dans les prisons du Guomintang. Ce qui, en retour, avait inspiré l’œuvre de sa vie. Après cela, la France, pour lui puis moi, ne pouvait être un pays pas comme les autres.
Que représente pour vous la France ? Quelle serait sa singularité ?
AWW : C’est évidemment un pays qui émane une énorme aura culturelle. Le pays de l’humanisme, de la liberté d’expression, de l’égalité, de la fraternité, de toutes ces valeurs universelles. Et dès le plus jeune âge (sourire), nous tous en Chine, avons en tête l’histoire de la Commune de Paris. On peut dire que la Chine entière a reçu de votre pays une forte influence. En politique, la France étant un des berceaux du socialisme…
Le marxisme proprement dit, lui, vient plutôt d’Allemagne…
AWW : C’est vrai, mais beaucoup de ces idées ont été empruntées de France. En art aussi, la France a été très formatrice. Cependant à notre époque, ce rayonnement culturel français ressort moins. Dans nos échanges culturels, nous avons eu il y a quelques années des années croisées franco-chinoises. La France s’y est fort exprimée via sa mode vestimentaire, ses parfums… Comprenez-moi, je ne veux pas critiquer, mais c’est un peu mince, et pas à la hauteur du passé. C’est du moins comme ça que je vois les choses. Enfin, je sais que les Français savent ce que c’est que la vie. Quand je vais à Paris, je vois une multitude de galeries, de cafés, je me régale…
Ne voit-on pas, ces dernières années, la Chine, les pays émergents s’exprimer de plus en plus à travers leurs artistes, et la France, l’Europe de moins en moins ? La pompe s’inverser en art, comme en industrie et en commerce ?
AWW : D’abord, je veux encore dire que la France a été très prégnante pour nos écoles d’art, sur sa période impressionniste et aux débuts de l’ère contemporaine. Aujourd’hui la Chine connaît un grand bouleversement économique et politique. Est-il possible d’inverser le mouvement, et que la Chine aille influencer la France ? Je crois que sous l’angle culturel, c’est pour le moment hors de question. La Chine à l’avenir, n’aura pas les moyens de fournir au monde une veine artistique de quelque substance, de produits culturels, d’influence. En effet, depuis trop de temps, notre liberté individuelle, notre auto-affirmation ont été opprimés, la société communiste a écrasé l’expression personnelle, la parole indépendante et l’imagination. Notre nation en est restée profondément affaiblie. Aussi, son aura ne pourra pas se déployer sur le monde avant longtemps.
J’entendais ce matin aux nouvelles, que l’Allemagne et la Chine lancent ensemble des années croisées culturelles. Or, en musique, ce que la Chine va fournir, est le 京剧 (jingju), l’opéra traditionnel ‘de Pékin’. C’est ridicule ! Personne en Chine ne regarde plus l’opéra chinois. Les Chinois préfèrent suivre à la TV des concerts japonais ou sud coréens. C’est donc un produit artificiel qu’on vous offre, fabriqué pour les marchés occidentaux. C’est une insulte aux Allemands, aux Français que de leur offrir çà sous prétexte de leur montrer la Chine. C’est bidon, et fort brutal. Mais je veux ajouter ceci : la faute n’en revient pas qu’à la Chine, pour son incapacité à fournir une offre culturelle de qualité. C’est aussi celle des nations étrangères pour ne pas oser réclamer la vraie création. Ils préfèrent se contenter de gaspiller les deniers de leurs contribuables, et prétendre ainsi faire de l’échange culturel. C’est une honte – s’il vous plait, écrivez cela.
Depuis vos débuts en vie artistique, vous êtes très actif en critique sociale, traquant la corruption ou la mauvaise gouvernance des pouvoirs publics chinois. Est-ce là un des piliers de votre conception artistique ?
AWW : Oui. Je suis un artiste qui vit en une ère de mutation. C’est un défi qui m’impose de me trouver aux avant-postes, pour montrer du doigt les problèmes de notre temps. Et si nous reculons devant la tâche, cela ne fera que nous laisser en pire situation. Nous savons tous que le vieux monde disparaît, que ses structures s’effondrent. Si nous hésitons à parler et n’osons pas susciter le débat, alors, quel genre de gens sommes-nous ? Pour un artiste, prétendre ne pas voir les problèmes là où ils sont, c’est une défaillance de responsabilité !
Pouvez-vous approfondir un peu plus le rôle de la provocation dans votre art ? Est-ce une technique psychologique d’éveil ou une réminiscence de l’éveil taoïste ?
AWW : Je le crois. Le Tao dit que le monde est un tout auquel tous participent, le scientifique, le penseur, l’artiste, ensemble pour représenter et améliorer l’univers. Mais cela ne marche qu’en s’appuyant sur les individualités – en agissant avec conscience globale. C’est le plus important, je crois. Parce qu’en tant qu’être, on n’est pas qu’une partie du monde, on est le monde. Sartre dit un peu la même chose en affirmant que l’existentialisme est l’humanisme, et que l’individu doit s’exprimer pour se faire le modèle de sa société.
Mélanger des éléments hétérogènes dans vos créations, choses de la vie réelle, photos, architecture, cinéma – c’est un aspect remarquable de votre créativité, et exactement ce que vous faites dans « Entrelacs ». Comment faites-vous la sélection ? Le mixage ? Quelle est la règle ?
AWW : bonne question : je ne suis pas artiste, tant que je n’ai pas réussi à me renouveler. Ce n’est pas la sélection entre tel ou tel support et leur mix qui fait l’oeuvre, mais le chemin nouveau qui me recrée artiste. Conceptuellement, s’engager dans une voie inconnue, qui n’a pas encore de nom ni d’identité, qui est à risque voire dangereuse, c’est ce qui fonde mon œuvre et lui donne du sens. Ces collages que je fais, ne sont pas une stratégie ni une tactique, mais une contradiction qui fait mon être.
Vous dites souvent que vous n’avez pas peur de la prison, ni de la mort. Est-ce toujours ainsi ? Jamais peur ?
AWW : J’ai peur, comme tout être humain. L’être humain est vulnérable. Il n’y a pas que la peur de la prison ou de la mort, mais aussi celle de la tristesse, de la solitude, de prendre des coups, de causer par son action le malheur de mes proches. Je ne suis pas différent des autres. Dans certains pays, cette peur sera plus présente. Dans d’autres, on en sera plus prémuni. Mais c’est un sentiment qui est intégré à notre chair, à notre destin, comme l’est la maladie ou la tragédie. Mais ce qui prime, c’est qu’on a une vie, qui est précieuse, qui est un miracle. Cette vie, on veut l’exercer, la tirer vers le haut, réaliser ses meilleures potentialités: en exprimer le courage, la créativité, la chaleur, la force afin d’aider les autres, à comprendre pourquoi lutter plutôt que de se laisser aller. La bataille est nécessaire, afin de vaincre. La peur est là, personne n’est vacciné contre. Ceux qui disent le contraire, je ne les crois pas. « On » peut vous faire disparaître et souffrir chaque jour et chaque minute. Mais cette peur est l’ennemi du genre humain. Comme être vivant, il faut s’accrocher à son humanité pour maîtriser sa peur.
Il y a des millions de gens qui vous soutiennent, en Chine et en dehors. Mais y en a-t-il au sein du système ?
AWW : Je ne crois pas. Il y a beaucoup de gens anonymes qui me voient comme une figure symbolique, une extension de leurs désirs. Mais je n’ai pas connaissance de soutiens au sein de la structure de pouvoir.
Le régime semble avoir un rapport complexe avec vous : vous êtes à la fois le fils d’un poète révolutionnaire célèbre, et un des dissidents les plus opiniâtres… parfois, vous donnez l’impression de pousser le système à s’attaquer à vous, alors que lui cherche au contraire à vous ignorer et détourner les yeux. Jusqu’au moment ou vous poussez si loin qu’il ne peut plus que passer à l’action…
AWW : Vraiment, pousser le système ? Précisez, s’il vous plait…
Et bien, par exemple, lors de votre Expo « Haus der Kunst » à Munich, et quand vous avez recensé et exposé les noms de tous les enfants morts durant le séisme du Sichuan en 2008, que l’Etat voulait cacher pour protéger ses fonctionnaires incompétents… C’était sans doute héroïque de votre part, mais…
AWW : Je ne crois pas que c’était héroïque. Nous touchons ici à une question essentielle. La Chine a vécu 60 ans sous contrôle (du PCC, ndlr). Mais de ces années, ils n’ont rien dit. Ni de leurs actes des années ’50, ni des ’60, ni des ’70 durant la Révolution culturelle etc… Vous avez un gouvernement au service du peuple, ou par le peuple… S’ils pensent comme cela, ils ont le devoir de rendre des comptes. Et en ne le faisant pas, ils suscitent une immense méfiance, et une corruption interne galopante.
En dévoilant les noms des enfants morts, je n’ai pas voulu les mettre en difficulté, ni dire qu’ils avaient mal agi. J’ai seulement exigé de prononcer les noms, par respect de la vie, et pour prévenir des tragédies à l’avenir. Plein de gens m’ont soupçonné d’avoir « voulu provoquer », ou « faire parler de moi », mais je crois simplement qu’en tant qu’artiste, nous avons le devoir de réclamer la vérité. Et je n’accepte pas l’idée que j’aie cherché à jouer les héros…
Cela fait quand même de vous un personnage unique…
AWW : Vous savez… Unique ? Célèbre ? Ils m’ont battu. Ils m’ont presque tué, me forçant à subir une opération au cerveau. Ils m’ont détruit l’atelier que j’avais fait construire à Shanghai. Ils m’ont gardé en prison au secret pendant 81 jours, et ils me réclament toujours 15 millions de yuans de taxes, tout cela, sans explications. Quand ils me convoquent, je leur demande « qu’est ce que vous attendez ? Ce sont des raisons suffisantes pour me rendre unique ? Ou bien mes questions sont de trop ? Répondez-moi ! ». Je suis techniquement toujours en examen – le juge est très clair, je n’ai même pas le droit de recevoir un journaliste, ni de parler avec des étrangers… mais je vis avec la situation – si je ne le faisais pas, cette conversation que nous avons, n’aurait pas lieu !
Depuis un an ou deux, le pouvoir définit l’art comme un pilier de l’économie national, ce qui veut dire que d’ici 2015, il prétend en tirer 5% du PIB ou 200 milliards de $, en produits culturels vendus en Chine et exportés comme des petits pains en France, en Allemagne, en Amérique… Qu’en pensez vous ?
AWW : C’est de la folie complète ; ce pays est dément. C’est contre la rationalité, et une insulte à l’art. Sans liberté, pas d’art. Sans individualité et expression personnelle, pas d’art. La Chine en est la preuve. Jusqu’à un passé récent, nous avions un riche patrimoine. Mais nos temples ont été détruits, notre savoir-faire artisanal a été détruit, nos écoles traditionnelles… Pour recréer ce qui est perdu, il faudra 100 ans.
Aujourd’hui, ils essaient de racheter les œuvres parties à l’étranger, de monter de nouveaux musées, mais ca ne marche pas. Où est l’art, où est le cerveau, si on empêche les gens de parler, si l’on tente de brider l’internet ? On emprisonne les gens, on leur fait peur, on bride ainsi la curiosité des masses. Ils ont dépensé des milliards de dollars, mais ils se mentent à eux-mêmes : ils réussissent dans bien des domaines, mais pas dans la culture. C’est une vraie pitié, c’est à en pleurer !
Mais alors pour vous, quelle serait la bonne politique de l’art, pour la Chine ?
AWW : C’est très simple : la politique ne doit pas interférer dans l’art. Le pouvoir doit apprendre la tolérance. Il n’a pas besoin d’investir en lourd dans le secteur, d’y devenir acteur et producteur. Le seul vrai art dont ils disposent, c’est celui de la censure, avec les centaines de milliers d’agents qu’ils emploient, derrière des claviers et des écrans, à nettoyer l’internet en permanence de toute expression libre : quelle performance … Par dérision, on les appelle les « 5 maos » (0,5 centimes d’euro), prix de chaque coup de ciseaux, puisqu’ils sont payés à l’acte…
Et dans l’éducation, alors ? Quelle serait la juste politique ?
AWW : Arrêter le désastre. Nos enfants se lèvent vers 5-6h du matin, et passent la journée à suivre les cours et bachoter jusqu’à minuit. Toute leur vie est consacrée à la préparation des examens, qui sont le seul mode d’évaluation. On ne cherche jamais à reconnaître leur valeur propre, leurs qualités innées, celles données par Dieu… Enfin, par l’inconnu… Ainsi, ils deviennent un produit anonyme, sans savoir indépendant, ni passion, ni curiosité. Mais alors, comment cette jeunesse chinoise pourra t’elle soutenir la concurrence de celle des pays de l’Ouest, exercée au jugement et à la raison ?
Ici, ce que l’Etat doit faire, est desserrer en partie les contrôles, sans libérer à 100% bien sûr, mais leur donner les moyens d’accéder au libre arbitre.
L’équipe au pouvoir va changer – en octobre, Hu Jintao commence à céder ses pouvoirs à Xi Jinping. Comment voyez-vous l’avenir de la Chine, après Hu Jintao, dans 5, 10, 20 ans ?
AWW : Je suis toujours officiellement « un criminel, accusé de subversion ». Mais je crois en l’avenir de mon pays. On est maintenant au creux de la vague, on ne peut pas aller plus bas. Je crois que les Chinois vont changer la Chine, pour le mieux. En particulier, j’ai confiance dans la jeunesse. Elle est notre avenir, lequel sera simple, et pas sophistiqué.
Que pensez vous de Weibo, le twitter chinois ?
AWW : C’est un outil nouveau et magnifique. Ils l’ont toléré, car ils ne voulaient pas que la Chine soit éliminée de la course mondiale de l’internet. Ils en ont simplement mitonné une version « domestique », croyant qu’ils pourraient ainsi le tenir en bride. Mais par nature, c’est un outil de communication : il est incontrôlable, sauf à le fermer. Le Weibo va changer l’avenir !
Quand vous ne produisez pas de l’art, que faites-vous ?
AWW : Je sors tous les jours dans le parc voisin, pour m’aérer. J’aime organiser des dîners, passer des soirées à bavarder…. Je cuisine aussi. Mais pas trop – cela prend trop de temps, et pour recevoir les amis, j’ai mon propre cuisinier !
Enfin, je crois que votre père Ai Qing a exercé une forte influence sur vous, tout au long de votre vie. Pouvez-vous en parler ? Et quand vous prenez tous ces risques en affrontant le pouvoir, en dénonçant, est-il présent dans vos pensées ?
AWW : Mon père m’a marqué par son œuvre littéraire, son sens de la justice et de l’équité. Et mon travail participe de son humanisme. Il me disait toujours « qui dit la vérité, est plus puissant qu’un roi » Cà, ça m’a impressionné. Personne, que ce soit le pouvoir ou l’armée, ne peut me faire faire ce à quoi je ne crois pas. Je fais aujourd’hui tous ces efforts pour que, là où il est, il soit fier de moi. Chaque génération s’efforce de laisser sa marque, pour que la suivante se souvienne, et ne se dise pas que ceux d’avant leur ont légué des problèmes à régler seuls.
Sommaire N° 8 (2022)