Petit Peuple : Nanyang – La nuit de Zhang, chasseur de fantômes

Nanyang – La nuit de Zhang, chasseur de fantômes

À 23 heures, Zhang se leva du fauteuil qu’il occupait au salon face à la bow-window de la villa, et se dirigea vers le corridor, l’escalier, les étages pour visiter pièce par pièce la maison entière. Ce faisant, il filmait en panorama tout ce qui défilait devant l’objectif de son téléphone. Cette tâche expédiée, il envoya par réseau 4G les prises à deux adresses, celles de l’agence et celle du client, agrémentées du commentaire bref et concis RAS, « rien à signaler ». C’était la troisième fois qu’il répétait la manœuvre depuis son arrivée en début de soirée en cette splendide construction de style virginien, sise à Nanyang dans la province du Henan.

Elle avait fière allure cette résidence, avec sa terrasse de grès en damier noir et blanc et sa façade en demi-cercle flanquée de deux colonnes grecques ornant l’entrée monumentale. Toutefois, son manque d’entretien depuis des années, sous la Lune de la nuit, donnait au tableau une teinte moins sereine, presque lugubre… Le jardin notamment, autrefois un parc à la française, était retourné à l’état sauvage, avec ses buissons non taillés et son haut tapis de mauvaises herbes, d’arbousiers et jujubiers aux branchages anarchiques.

Dans le dossier fourni par l’agence, Zhang avait lu l’histoire mouvementée de la demeure coloniale. Bâtie dans les années 30 pour un riche importateur américain, elle avait été confisquée par le général de l’Armée populaire de libération en charge de la zone. En faisant occuper le site par ses soldats, il l’avait soufflée au secrétaire municipal du Parti qui la guignait de longue date, mais n’avait rien pu faire, occupation valant titre. Au début des années 90, les fils du général l’avaient revendue à très bon prix à un nouveau riche, qui l’avait faite restaurer avant de la léguer à son tour, 25 ans plus tard, à son fils en 2015.

Un jour de janvier 2018 aux petites heures, ledit fils, éternel noceur et joueur invétéré, s’était donné la mort (一命呜呼 , yīmìngwūhū ; rendre son dernier souffle) dans la chambre principale, d’un coup de pistolet. La balle ressortant par la tempe, avait pulvérisé le miroir en cristal taillé et démoli son cadre doré aux angelots joufflus. Le désespéré était seul en la demeure : il avait fallu trois jours à la police, alertée par les voisins, pour forcer le portail et faire la macabre découverte.

Le fils ne laissant pas de successeur, la mairie avait mis en vente le bien, ce qui n’avait pas été une mince affaire. En dépit du prix modeste demandé, quatre millions de yuans pour un bien estimé au double à tout le moins, voire au quintuple, s’il n’avait pas été cadre de l’événement tragique, il n’avait pu trouver preneur.

Finalement, la mairie avait dû la lâcher pour une bouchée de « mantou », 400.000 yuans à un artiste shanghaien en vogue, séduit par le cachet prérévolutionnaire de la demeure, poussé par sa femme, une fille de la haute habituée au luxe, et qui savait reconnaître une bonne affaire quand elle en voyait une.

C’est qu’en Chine plus qu’ailleurs, la superstition frappait les logements ayant été le cadre de mort violente. Tout le monde aux alentours croyait que le fantôme du jeune joueur hantait la nuit les chambres et le couloir, en costume et cravate blancs, fouillant nerveusement les placards en quête de la dernière cache d’argent de son père, anxieux de retourner à sa partie de mah-jong, rêvant de voir sa chance enfin tourner pour recommencer à empocher les mises et refaire sa fortune dans la nuit.

Par les fenêtres de l’entrée monumentale, tous les voisins juraient avoir entrevu, à la pleine lune, les feux follets, les flammes froides et les bougies flageolantes faisant un halo verdâtre sur le visage blafard du trépassé. La terreur s’était incrustée dans la légende de ce bien : même les commissaires-priseurs venus l’estimer avant la vente aux enchères, avaient préféré le visiter de l’extérieur sans y pénétrer.

Après trois ans de valse-hésitation, le manoir maudit avait fini par trouver preneur, mais pas question pour l’audacieux acheteur d’en prendre possession avant d’en avoir fait vérifier l’absence d’êtres de l’au-delà : en avoir le cœur net était incontournable !

C’est là que Zhang intervenait. À 33 ans, Zhang était un ancien soldat de l’armée populaire de libération, 13 ans de service au 37ème régiment d’infanterie jusqu’à sa mise à pied en 2014, lors du grand chambardement qui avait dégraissé l’APL de près d’un million d’hommes du rang et de sous officiers.

Une fois limogé avec de maigres indemnités, l’ancien capitaine avait trouvé sans peine un poste comme chef de la sécurité d’une chaîne de supermarchés. Quelques années plus tard, quand le groupe avait déposé le bilan, miné par la concurrence du commerce en ligne, il avait monté son équipe de détectives, envoyant ses hommes déloger des squatteurs, traquer une épouse infidèle, ou retrouver un fils enfui pour échapper à une atmosphère familiale trop pesante.

Plus rarement, comme à présent, il répondait à l’appel d’une agence spécialisée, pour libérer une maison de son ou ses fantômes ayant péris par le poison, le fer, la corde ou le plomb. Pour les cas plus légers, ceux des morts naturelles ou en HLM, l’agence payait un yuan de la minute, ce qui aurait donné, pour une nuit sur place, 700 yuans. Mais dans le cas de la villa virginienne de Nanyang, avec son passé et son style grandiose, la rémunération serait plus conséquente. Pour sa mission, Zhang allait recevoir pas moins de 100 billets roses à l’effigie de Mao – 10 000 yuans. À ce prix, il s’acquittait avec conscience de son travail, visitant et éclairant les moindres recoins du crépuscule jusqu’à l’aube, en quête d’activité d’âmes de l’au-delà retournées dans le monde matériel.

La veille, nanti de sa valisette contenant sa puissante lampe torche et des effets de rechange, il avait pris son avion pour Nanyang, puis une fois à terre, avait poursuivi en taxi à l’agence, qui l’avait conduit sur place.

Tout de même, arpentant à présent son couloir à 3 heures du matin, avec pour seul guide le jet lumineux de sa torche, l’ex-capitaine se disait qu’il ne volait pas sa rémunération. Frôlé par une chauve-souris, il n’avait pu retenir un léger cri d’angoisse. Puis souriant de sa propre faiblesse, cherchant à garder une attitude impavide tandis que son cœur recouvrait son rythme normal, il avait remercié le ciel que nul n’ait été là pour découvrir qu’il n’était, après tout, qu’un simple humain, vulnérable comme tout le monde à la frayeur.

En même temps, pragmatique, il se disait que l’incident, tout bien considéré, était là pour protéger son métier de chercheur de fantômes. En effet, la terreur psychologique inhérente au job, décourageait les vocations. Parmi la douzaine de collègues dé-fantomiseurs qu’il avait rencontrés dans la carrière, la plupart avaient laissé tomber dès la première nuit, incapable de soutenir le stress de l’outre nulle part, les craquements de vieux planchers dans la nuit, ni les cauchemars dès que le veilleur tombait dans un sommeil hâve et tout sauf réparateur.

Enfin, voilà, ça y était pour cette ronde, Zhang était de retour au salon, sous l’éclairage blafard d’une lune aux trois quarts. Au loin, étouffé par la distance, retentissait le miaulement rauque d’une chatte en chaleur, le hurlement d’un chien en maraude. Zhang se rallongea sur un divan récamier défoncé, prit une rasade de thé dans son thermos, s’emmitoufla dans sa couverture kaki pour tenter de se protéger du froid pelant.

Demain à huit heures, l’agence viendrait le rechercher. Il aurait déjà rédigé son rapport, dans son style militaire succinct et efficace. La maison serait dès lors débarrassée de ses légendes et mauvais souvenirs. Place nette aura été faite pour accueillir le nouveau propriétaire, prêt à lancer les travaux de réfection de sa villa pour la restaurer dans sa gloire d’antan. À moins bien sûr que l’artiste peintre et son épouse, ne soient à leur tour happés par les crocs d’une enquête en corruption, une arrestation, un décès au cours d’un interrogatoire un peu trop appuyé… Dès lors, avec un cadavre de plus dans la nature, les fantômes reviendraient de plus belle dans le manoir. Mais si un tel clin d’œil du destin devait advenir, Zhang pourrait toujours revenir, pour refaire une fois encore son travail propitiatoire, et toucher un nouveau cachet mirifique par la même occasion !  

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1 Commentaire
  1. severy

    On se prend à rêver qu’il s’agisse d’une évocation de Zhongnanhai dans quelques années…

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